Poète et dramaturge des plus importants de son pays, le libanais Georges Schehadé(1)
fait partie, aussi, de la dramaturgie française comme l'un des écrivains qui ont
revolutionné le théâtre d'après-guerre, plus précisément à partir des années
cinquante, à côté de Ionesco, Adamov et Beckett, qui sont à l'origine du "Nouveau
Théâtre". Cependant, si ce n'est par la conception franchement novatrice de
l’oeuvre dramatique de cette phase, ils diffèrent par la manière dont ils
s'opposent au théâtre antérieur.
Tout en exaltant le discours poétique, la pièce de Schehadé se
confond avec le poème, par la permanente quête du nouveau, de l'original dans le
langage, ce qui implique de surprenantes associations verbales.
Il s'agit d'un "Théâtre de Poésie", comme le dit Schehadé
lui-même, puisque ses pièces se présentent comme des prolongements de ses poésies; un
théâtre qui incite à vérifier les limites, la prééminence du théâtre sur la
littérature (et vice-versa), par rapport à l’oeuvre dramatique. C'est comme si
l'auteur trouvait dans le théâtre, l'espace approprié à l'exercice d'un réalisme
poétique.
Le réalisme schehadéen se construit à partir de la tentative de
conciliation de deux mondes infiniment proches, mais, en même temps, infiniment distants
l'un de l'autre (le Monde Idéal, Spirituel, de L'Essence et celui de l'immédiat,
objectif, voire prosaïque), par l'intermédiaire de la poésie. La quête permanente
d'une vie dans le domaine de la Poésie - ce "vivre en poésie" -, élément
fondateur de la thématique de Schehadé vient du contact avec l'image première du monde
que l'auteur poursuit sans cesse, image dont les contours furent signalés par le
néo-platonisme qui, comme on le sait, est une forte tendance orientale.
La recherche de l'image ancestrale, du véritable réel, se fait par
réfraction et suggère que le "fini" est miroir de "l'infini",
d'après l'interprétation de Spranger(2), reprise, plus tard, par Michel Corvin, qui
signale cette position comme assez fréquente dans le Théâtre Poétique: "Ce qu'ils
(les auteurs) montrent n'est que jeu d'ombres sur le mur de la caverne platonicienne; le
réel est ailleurs"(3).
La notion de ce monde propice à la réalisation pleine s'affirme par
l'idée de Paradis, idée que Schehadé manifeste déjá à partir de ses Poésies et qui
devient obsessive dans son oeuvre dramatique. Plonger dans l'univers schehadéen c'est -
plutôt qu'être en contact avec l'ambiance du Monde Premier - vivre le processus
d'évasion du monde immédiat qu'il nous propose: c'est s’écarter des contingences
de ce réel, pour faire le parcours vers le Réel: "Nous sommes dans la nacelle de
L'Esprit... suspendus au plus long voyage... Nous éloignant des déserts et des
échos..."(4).
Le Paradis, ce "pays perdu", est la surnature dont l'auteur
aspire à trouver la correspondance dans la nature. Il prend la forme d'un jardin
biblique, légendaire, espace pur, impregné de l'atmosphère de bien-être et de repos de
la nature originelle, où:"Les personnages sont droits, les pommes sont rondes, l'air
est pur après cent ans"(5).
Parfois, il assume les contours d'une "petite ville" ou d'un
"village", comme Paola Scala, par exemple, où le bonheur est permanent: "A
Paola Scala (...) vous verrez que la vie n'est pas sans fondement. A Paola Scala, le
bonheur est un événement très ordinaire"(6).
Le langage poétique est, alors, l'élément où tout s'informe et sa
nature est identique à la nature de l'âme: "Paola Scala n'est qu'un village! (...)
Pourtant, tout ici a un aspect ordinaire, les gens, les maisons, la petite ruelle (...)
Les saisons dessinent dans le ciel de grandes images; il y a le vent, il y a la pluie.
Autour d'une fontaine où les oiseaux viennent boire, l'eau dérange la chevelure des
enfants, et s'arrête contre une pierre...c'est délicat les soirs! Les laboureurs, les
ferblantiers, les admirateurs des fontaines, ici, comme ailleurs, habitent des
chaumières, le soleil désigne leur prospérité"(7).
Cette description d'un espace/paradis produit l'impression que tout
semble déterminé - entre l'âme et le monde - à la simplicité d'une communication
immédiate, communication que l’on peut établir par l'appréhension de l’ici,
par ses éléments les plus simples et les plus purs. Cependant, cette sensation
d’équilibre, de combinaison pacifique de l’homme et de la nature, se défait en
quelque sorte, quand on constante que "tout est ennui, tout est bonheur"(8)
constatation qui mène à la nostalgie d’une antériorité, d’un passé très
lointain, un passé dense et illimité: "Le Temps est immense sur nos
têtes"(9).
Donc, quand Arnold décrit Paola Scala ou le "village de M.
Bob’le", il semble dire que le concret aurait tous les éléments pour être
heureux, mais il ne l’est effectivement pas. L’ici peut être agréable,
beau, mais il n’est pas notre vrai ici, dans le sens, probablement, où disait
Villon: "en mon pays, suis en terre lointaine". Il reste toujours
l’intuition et la sensation diffuse d’un au-delà, ce qui caractérise la
présence dans l’absence et l’absence dans la présence. Pour cela,
l’ambiance de calme et d’équilibre peut être troublée par
"l’hallucination des grandes arbres"(10) ou envahie par "des pierres
sauvages et des ronces"(11).
Il y a, en effet, une dualité présente dans toute l’oeuvre, qui
traverse les étapes de rencontre, d’accès à l’unité, à la Pureté
originelle. C’est comme si le théâtre de Schehadé reposait constamment sur la
dialectique: du "clair/obscur", du "positif/négatif", du
"bon/mauvais"... dans la tâche permanente d’appréhender le tout
qui nous reconduit à l’originel. Ces vérifications, d’ailleurs, nous
permettent de comprendre l’incitante affirmation de l’usurier Sola:
"J’ai une âme bien cachée comme l’autre face de la lune qu’on ne
voit pas"(12).
La nature est poétiquement le point d’équilibre d’une
certaine unité, de fusion du merveilleux et du concret, ce qui, finalement, caractérise
le réalisme poétique.
Dans cette poésie d’exil, tournée vers le paradis perdu, le
paysage naturel n’est plus que prétexte pour le paysage de l’âme, qui
détermine sa métamorphose. A la recherche du Paradis perdu, on surprend une architecture
de langage où se distinguent plusieurs figures, dont la substance sémantique se confond
avec l’espace où elles s’enracinent et d’où elles émergent comme des
images inusitées. C’est le cas, parmi d’autres, de: "île",
"montagne", "songe", "rêve","voyage"qui procurent
la métamorphose poétique que l’auteur poursuit comme la condition de la "vraie
vie".
"Ile"dans l’espace shehadéen est une image obsessive,
l’une des figures dont le poète se sert dans sa voie vers l’Elémentaire. Elle,
qui procède de l’élément premier, représente, en vérité, un monde clos,
limité, protégé par rapport à la réalité objective. Elle confère
l’invulnerabilité du monde existentiel et permet aussi, paradoxalement,
l’ouverture à l’au-delà, puisqu’elle subsiste, depuis le commencement des
temps, dans l’immobilité d’un état pur. Comme le dit Salah Stétié: "Que
la mer aille et vienne à ses contours, qu’elle l’agresse ou bien, au contraire,
l’orne de précieuses dentelles, l’île n’est pas défi, mais, rugueuse et
veloutée, réponse immémoriale à l’incessante, à la harcelante mémoire des
flots"(13).
"Montagne", étant la représentation du lointain,
s'identifie au monde virginal, pur, caché au fond de la mémoire, en le faisant émerger.
Il s’agit d’une réalité imposante, attirante: elle est la gardienne des
sources qui, pour cela, peut abréger la distance en ce qui concerne l’atteinte de
l’Etre, comme suggère le Professeur Kosma de La Soirée des Proverbes(14):
"(...) pouvant de cette hauteur pêcher... l’idéal avec nos lignes".
Quant à "rêve"et "songe", ce sont des
images-clés de l’oeuvre schehadéenne, puisque intimement liées à l’évasion
du réel. D’ailleurs, les pièces - créées par un multiple processus de
transfiguration poétique - nous communiquent déjà la sensation de "rêve aux yeux
ouverts", qui trouve son expression la plus exacerbée dans Le Voyage avec le
jeune Christopher, personnage qui, par le rêve, tout au long du sixième cadre, refait
l’histoire qu’on lui attribue comme réelle, en la purifiant de toute
mesquinerie. D’autres manifestations, telles le délire (M. Bob’le) la
voyance (La Soirée de Proverbes) le transe prophétique (Histoire de Vasco)
peuvent être considérées aussi comme "états de rêve", ayant une valeur
évidente de révélation.
Il faut dire qu’il y a dans l’oeuvre de Schehadé une sorte
de rêve qui ne procède pas de l’angoisse, de l’inconscient, mais aspire à la
plénitude qui se veut au niveau de la poésie. L’articulation thématique du texte
schehadéen, tel qu'il s’impose à notre analyse, nous permet de constater que
l’auteur construit son Paradis à la façon du monde immédiat. En d’autres
termes: il essaye de récupérer pour ce monde, dans lequel nous vivons, le contour
initial, authentique. Bien que nous n’ayons pas l’intention de justifier la
posture artistique de Schehadé par l’intermédiaire de circonstances biographiques
(notons que l’auteur a su s’écarter de tout régionalisme, visant des thèmes
pertinents à l’Homme, ayant pour scène des villes imaginaires), on ne peut pas
s’empêcher de dire que, sous plusieurs aspects, la matière symbolique du paradis
schehadéen s’associe clairement à la réalité libanaise.
En effet, l’écrivain libanais, de façon générale, est
excessivement touché par l’extraordinaire proximité des éléments cosmiques que le
pays, aussi plein de contrastes qu’exigu, offre à sa sensibilité. Salah Stétié,
en faisant allusion à la nature virginale du Liban, constate que les Libanais sont encore
"mal guéris du Paradis terrestre"(15). D’autre part, l’amour à la
simplicité, la fraternité, la valorisation du savoir, le respect au vieillard sont des
règles fondamentales qu’on suit toujours au Mont Liban, et qui sont à la base de la
thématique développée dans les pièces de Schehadé. Pour lui, poète oriental en exil
en Occident, accueilli par la langue et la culture françaises, le Liban, sûrement, est
à la racine de son inspiration et de son aspiration poétiques.
Le Paradis voulu se présente, donc, comme l’espace favorable à
une vie pleine. Dans ce sens, on peut dire que le théâtre de Schehadé est le lieu
d’exercice de ce "vivre en poésie", ce qui se vérifie tout au long
d’une action qu’on pourrait considérer comme poétique, à partir des
caractéristiques singulières de son déroulement. En fait, analysant, d’abord,
l’action des pièces selon l’exposition (qui, en général, se restreint
aux premiers moments d’une pièce et contient le conflit qui va justifier
l’action), on voit qu’il s’agit d’une situation dépourvue de conflit:
l’exposition est suggérée par le mystère, appuyée sur la prophétie,
l’intuition, le rêve... n’étant pas explicitée complètement. Au contraire,
elle dure longtemps et a comme but la construction du suspense. Ainsi, dans l’action
schehadéenne, l’élément dramatique se crée à partir du climat dans lequel vivent
les personnages, circonstance essentielle pour définir le "théâtre de
tension" opposé au "théâtre d’action" (action envisagée, ici,
comme suite de péripéties).
Il n’y a pas de choc entre les personnages. Ce qui maintient le
noeud dramatique est leur réaction vis-à-vis d’une situation qui leur est
antérieure. En voici quelques exemples: M.Bob’le commence par un dialogue où
Arnold présente ce personnage et son départ iminent, tout cela enveloppé dans un grand
mystère. La Soirée de Proverbes commence par l’expectative autour d’une
soirée mystérieuse qui va se réaliser dans la "Colline des Quatre Diamants".
Quant à Histoire de Vasco, l’action est marquée par de mauvais présages
annoncés par des corbeaux et par le vent qui siffle fort, ce qui prédit une trajectoire
existentielle vraiment tragique pour Vasco. Le sentiment du tragique, point de départ ,
est soutenu tout au long de l’action, et toujours par l’atmosphère découlant
de la situation créée. Il n’y a pas de dialogues qui élèvent le ton dramatique
dans des moments, disons, de paroxisme dans l’action: comme il n’y a pas de
psychologie déterminante de l’action, il n’y a pas, non plus, de logique
conséquente par rapport au comportement des personnages.
Il y a, donc, imprévisibilité, ce qui implique des situations
insolites, inattendues, en ce sens qu’elles ne sont pas exigées par l’action
dramatique. Le texte de Schehadé n’a pas comme objectif, des réflexions et des
débats sur des thèmes et des problèmes qui affligent l’homme. Quoiqu’il parte
de la condition humaine (prenons, comme exemple, l’affectivité, la souffrance
provoquée par l’absence, la peur de la mort (M. Bob’le) l’angoisse
de l’homme, prisonnier éternel de l’Univers... (Le Voyage), puisque
"tout ce qui a rapport à l’âme est si tenu... comme une épingle dans le
sang")(16), les moments d’intensification de l’action se vérifient au
niveau de l’émotion, n’étant pas associés - comme d’habitude au
théâtre traditionnel - à l’accélération du rythme.
Le moment d’intensification ne conduit pas nécessairement au climax.
Il y a souvent le "refroidissement" de la tension par l’humour, dont on
peut citer comme exemplaire la troisième scène de l’Acte Premier de M.Bob’le,
qui a lieu à cause des mauvais présages (y inclus le sentiment de la mort) relatifs au
départ de M.Bob’le(17).
C’est un humour qui ne prétend pas critiquer les moeurs, ni
proposer des messages moralisateurs, ni même, enseigner ou diffuser une philosophie.
C’est le moyen par lequel l’esprit se calme et se rétablit dans une atmosphère
(bien que fugace) de triomphe sur le mal qui l’a atteint. Donc, l’auteur ne veut
que montrer (à l’exemple des auteurs d’avant garde) la condition humaine, ce
qu’il fait poétiquement.
Evidemment, si la préservation du mystère dans la pièce fait que
l’exposition se disperse dans la narrative et, par conséquent, les moments
d’intensification et de climax soient réduits, on peut comprendre que la clôture
contienne un pouvoir de concentration dramatique plus grand, soit par
l’éclaircissement de la situation mystérieuse, soit par la solution de
l’énigme proposée, soit par un mode de réalisation de ce qui fut pressenti, soit
par une situation totalement inattendue dans l’action, mais qui peut être
profondément révélatrice.
Finalement, on peut dire que les pièces de Schehadé apportent
souvent, comme clôture, un "message", un "sens final", une
"sentence". Histoire de Vasco, par exemple, se présente clairement comme
un manifeste anti-guerrier.
Les Violettes exprime, de toute évidence, ce que le progrès
scientifique représente pour la société. Chez M.Bob’le, il y a plus
nettement, le manifeste contre tout ce qui puisse constraindre l’homme à
s’écarter de la Pureté initiale: "Pas de salut pour l’homme dans les
villes, le cerveau, les dogmes ou les machines" comme nous fait noter Bounoure(18).
Dans ce sens, le théâtre de Schehadé reprend pour son déroulement,
une posture des plus transparentes de l’Oriental devant l’Art, ce que Jamil
Almansur Haddad nous aide à définir: "(...) Il s’agit de gens (les Orientaux)
qui ne conçoivent absolument pas l’Art comme un acte gratuit. Ils le sentent
inextrincablement lié à la notion de but, d’utilité. L’idée
d’écrire pour rien, simple construction dans les nuages, est étrange à
l’esprit oriental"(19).
L’oeuvre théâtrale de Schehadé renferme, à notre avis, une
vision dramatique particulière: l’auteur semble concevoir la pièce, avant tout,
comme un conte; genre, comme on le sait, des plus remarquables pour l’Arabe. Ce
"conte",en général, se déroule dans le domaine de l’impondérable, dans
un langage insolite, plein d’images qui ont leur racine dans l’incontestable
savoir populaire, représenté surtout par le proverbe, d’où l’extrême
originalité de l’auteur, louée par Supervielle: "Heureux Georges qui allie aux
dons des meilleurs conteurs arabes, ceux du poète français le plus racé"(20).
Face à l’aspiration qu’il a vers le Primordial, Schehadé
semble vouloir pour son théâtre une action sans conflits qui conduise à l’harmonie
de la "vie réelle". Une action, enfin, façonnée par le désir de suggérer un
monde meilleur, indiquant, pour cela, le chemin de la réalité poétique. Dans ce
contexte, les personnages ne déterminent pas l’action, comme on a déjà vu, par le
conflit ou l’opposition de caractères. Au contraire, ils y participent, tout en
vivant des situations qui se présentent à eux, de façon, disons, aléatoire, voire
insolite, intégrant, donc, le processus d’activation d’un nouveau réel. Ils ne
sont pas construits suivant une caractéristique, dont la trajectoire va démontrer leur
cohérence ou accentuer des contradictions. Ils surgissent au cours de l’action, sans
qu’une relation de nécessité immédiate les demande du point de vue dramatique. Ils
sont liés, cependant, de façon contextuelle, par un conte, une "aventure"
(tragique et comique) qui se trouve attachée à une révélation de l’être humain.
Les personnages schehadéens sont nombreux; ce sont des figures prises
dans la vie de tous les jours (le président, le professeur, le pharmacien, le patron, le
prêtre, etc...). Cependant, ce sont des figures peu communes, improbables, pittoresques
et pleines d’humour. En général, ce sont des jeunes ou des vieillards, définis par
des aspects physiques. Les jeunes sont beaux, sans "rides" (mot obsessif dans
les caractérisations), toujours contre la corruption et l’immoralité. Quant aux
vieillards, ils sont laids, répugnants, en décadence morale et profondément seuls...
articulant la fourberie et adhérant au mensonge. Pourtant, ils sont respectés par
l’âge et le savoir.
Les hommes prédominent dans la société schehadéenne et assument une
position qui révèle capacité, habileté: ils sont médecins, professeurs, chasseurs...,
il leur incombe la tâche de construire la classe dirigeante, composée de nobles,
militaires, hauts fonctionnaires, figures du clergé... La femme, moins présente, ne se
distingue pas par son individualité: c’est l’épouse (Georgia), l’amante
(Hélène), ou la "vieille demoiselle" (Mlle. Justini). Son travail a
moins d’importance: laveuse (Fifine), cuisinière (Rosine), gérante d’une
Pension (Mme. Borromée).
Dans les situations amoureuses, la femme a une participation plus
remarquable, moins hésitante que l’homme. Il faut noter aussi, la présence
d’animaux qui ont le statut de vrais personnages: le chien Excelsior avec qui M.
Bob’le dialogue..., les poules du Baron Fernagut "qui lui apportent le
bonheur" (Les Violettes), Fidèle, le chien préféré de César... (Histoire
de Vasco), le perroquet Caldas, témoin principal du crime déroulé à Santos... (Le
Voyage)(21).
Par leurs noms, les personnages suscitent la perplexité ou le rire:
Bob’le, Septembre, Ficelle, Argengeorge, Pie-Pirou-ni... (pour en citer quelques-uns)
et nous introduisent dans une atmosphère inouïe.
Ayant une vie propre et une vie acquise, ils semblent liés à une vie
étrange, plus ample, cependant, dictée par l’invention et par l’automatisme,
ce qui leur confère une parenté avec les clowns et les marionnettes.
M.Bob’le, par exemple, est un personnage étrange, mais familier
en même temps, qui, alliant sagesse et inspiration poétique, arrive à un village, Paola
Scala,où la vie est authentique, simple, virginale, d’où un cycle de métamorphoses
ininterrompu: "Ce qui distingue Paola Scala des autres contrées, des autres
villages, malgré leurs récoltes et leurs nids, c’est la présence de M.Bob’le.
Te souviens-tu, quand il arriva ici, il y a bien longtemps, Fifine... 'Je vais habiter
Paola Scala, dit-il, par devoir, par humour et par l’amour de la prière'. Ce fut le
début d’une existence simple et merveilleuse"(22).
C’est comme si M.Bob’le prenait part au jeu de
métamorphoses, ayant comme raison majeure l’Absolu, qui (comme nous dit Bounoure)
"est la propre vie, selon le plus ancien sentiment de l’Orient"(23).
Sa grande densité poétique est perçue au moment de la séparation
des habitants du village, quand Michel synthétise, dans une seule phrase, ce que sentent
ceux qui vivent sous son influence: "Je n’ai plus d’âme"(24).
Bob’le est une sorte de guide, de prophète, qui imprègne de
poésie son entourage, pour réaliser le rapprochement du Paradis et de la réalité
immédiate. Cette constatation nous mène à l’affirmation de Novalis: "Le monde
devient rêve, le rêve devient monde"(25) (dont la seconde partie s’applique
intensément au contexte de M.Bob’le).
Dans l’univers dramatique de Schehadé, où
"l’impossible côtoie le quotidien, le guignol, le vivant, sans qu’aucun
hiatus souligne l’irréalité de cette rencontre"(26), le sentiment de réalité
concrète et de la vie comme songe a des modulations diverses dans l’ensemble de
l’oeuvre théâtrale.
Si chez M.Bob’le l’ambiance onirique existe côte à
côte avec la construction d’un monde semblable au Primordial, dans La Soirée de
Proverbes, il arrive le contraire, c’est-à-dire "le monde devient
rêve"(toujours selon Novalis), conduisant ses personages avec plus de force à
l’impondérable et à l’insoupçonné. Le chemin est divers, mais le résultat
est le même.
Il suffit de rappeler qu’Argengeorge est le défenseur d’un
espace qui peut être "sauveur": (...) "Laissez à cette nuit... sa chance
de merveilles"(27). Poète et prophète, sage et mystérieux à la fois, Argengeorge
suggère que la soirée pourra révéler les êtres dans une réalité authentique.
"Aux Quatre-Diamants, je ne vais rejoindre personne. Ce ne sont pas des hommes que je
recherche dans ce lieu perdu. Mais, des figures de vie qui vont bouger avec leurs
clefs!... Car ils sont vivants! (...) Bohémiens d’une profonde image depuis
toujours"(28).
Dans Histoire de Vasco, Vasco, le coiffeur de
"Sosso"qui va à la guerre "muni d’un panier et d’une
ombrelle" est associé au naïf, ce qui accentue son caractère de fantoche.
Vasco, avec ses "yeux d’enfant qui croient au loup", se
situe dans la zone de l’innocence: "Le pain blanc près de lui semble une crotte
d’agneau"(29). Mais, la naïveté ne le rapproche pas du sot. Comme tout être
candide, Vasco a, lui même, une part de hardiesse qui le fait participer poétiquement au
"jeu adulte"des militaires, en faveur de l’Innocence.
Les personnages de Schehadé invitent le spectateur/lecteur à une
participation de "rêve à rêve" devant les problèmes de l’être
universel, tels que la vieillesse, la mort, les maux du progrès, l’amour... soit
dans leurs moments les plus graves ou les plus tranquilles; c’est comme s’ils
faisaient partie d’une fête ou d’une rencontre (où ils deviennent ridicules,
denses, tragiques ou funambules...), rencontre dans laquelle aura lieu l’expansion
poétique.
Ce sont des personnages captés au moment où ils pénètrent le
merveilleux, c’est-à-dire quand ils commencent à changer sa condition humaine par
la réalité de la vie en poésie, pour-suivie par l’auteur, ce qui corrobore, ainsi,
l’affirmation de Hölderlin: "c’est poétiquement que l’homme habite
cette terre"(30).
Images qui naissent de l’association d’éléments opposés,
qui touchent le concret et l’abstrait, le sublime et le vulgaire, le réel et
l’irréel, visant à l’insolite: voilà le langage convenable aux personnages
schehadéens, qui s’approchent de l’être humaine, mais, en même temps,
n’ignorent pas leur origine, celle des marionnettes. Il s’agit - comme le dit
Stétié - de "créatures qui tiennent autant de l’air que de la
terre"(31).
Comme poète de l’exil, Schehadé a toujours cherché
l’Elémentaire, sans jamais s’écarter de la réalité immédiate. Son intention
devient évidente dans la thématique, dans la conception des personnages, dans
l’action et dans l’invention verbale.
M. Bob’le, plus que tout autre personnage, fait l’union
souhaitée, par l’intermédiaire de son discours qui mélange invariablement le
matériel et l’essentiel, d’où émergent des relations nouvelles entre les
êtres: "D’où tu es, regarde la douleur des étoiles, les trous béants de
leurs poitrines... leurs carreaux brisés... regarde le tombeau de la lune... reviens
parmi l’air et parmi les vignes"(32).
"O mon Père! vous qui êtes clarté...
Souvenir... Intelligence...
Vous qui êtes épi et grenier...
rose et jardinier"(33).
À l’ambiance virginale où se dirigent les personnages de
Schehadé, doit correspondre, aussi, un langage pur, employé pour la première fois,
libre de la coercition de l’habitude, de la routine:
"La tristesse est un oeil bleu
Comme celui des grand-mères,
C’est-à-dire sans jeunesse"(34).
"Les voyages forment la jeunesse
et déforment les chapeaux"(35).
L’importance du personnage dans la conception de Schehadé vient
du fait qu’il est un élément fondamental pour la construction d’un réalisme
poétique, par la transmission d’une vision de monde qui va, enfin, nourrir ce même
réalisme.
Sans passé ou futur, étranges à toute configuration psychologique,
les personnages de Schehadé se voient circonscrits à un rôle, sans conflits, sans
confrontations, ayant un nom, glorieux ou grotesque, qu’ils gardent avec toute
innocence. Ils se meuvent dans un univers profondément poétique et profondément
insolite que M. Corvin caractérise correctement comme "ineffable". Conçus
comme des approches d’une réalité plus essentielle, ils surpassent le plan de
l’humain, mais ne s’empêchent pas de le toucher, ce qui les conditionnent à un
contexte excessivement métaphorique.
Le personnage principal se distingue chez Schehadé non pas par des
faits extraordinaires ou par des actes d’héroïsme inouï, mais exclusivement par sa
dédication à un monde meilleur.
La transformation du texte en spectacle fut défini par Jacques Copeau
comme "le passage d’une vie spirituelle et latente, celle du texte écrit, à
une vie concrète et actuelle, celle de la scène"(36).
Dans le processus de transformation du texte schehadéen, plusieurs
éléments rendent évidente une profonde influence orientale dans la conception de
l’oeuvre dramatique: la création de ses personnages, qui remettent à la figure de
Karagueuz (théâtre de fantoches turc); la présence du narrateur en scène (le
hakawati); des mouvements d’ombre et de lumière pour correspondre à
l’oscillation entre le rêve et la réalité objective.
Tous ces éléments procèdent du Théâtre d’Ombres, typiquement
oriental, qui propose la projection, sur une toile blanche de gaze transparente, de
plusieurs formes avec l’aide de rayons de lumière.
Ce mode de représentation est d’accord avec la vision orientale
de l’homme et de la vie; vision qui mélange le réel au rêve et à la magie.
Gabriel Bounoure explicite: "L’Orient n’a jamais connu que le théâtre
d’ombres, parce que l’Orient sait bien que les hommes ne sont que des figures
fragiles et des formes transitoires. Les poupées ont autant de réalité que nous et,
quant aux marionnettes, animées d’une vie qui semble à la fois empruntée et
personnelle, on les dirait en possession d’une existence plus étrange et plus
vraie"(37).
L’analyse de l’oeuvre théâtrale de Schehadé, ayant le
texte comme référence, a montré, par l’intermédiaire des éléments thématiques,
par le déroulement de l’action, par la conception des personnages et des éléments
scéniques, la quête obsessive d’un vivre en Poésie, et il est possible de trouver
une relation intime entre les éléments constitutifs de l’oeuvre et
l’explicitation, de même que la réalisation de cette quête.
A travers la thématique, on peut conclure que la tentative de trouver
un nouveau réel a son origine dans la constatation que l’existence humaine est
marquée par une profonde ambigüité: d’un côté le monde immédiat, en même temps
accueillant et terrifiant; de l’autre, le monde essentiel, attirant, mais, en quelque
sorte, menaçant.
Cette constatation met en relief l’exil où se trouve l’être
dans le monde, ce qui active, par conséquent, la nostalgie d’un passé harmonieux,
procuré par la vie dans le Paradis Original. Un passé qui devient,
paradoxalement, le futur voulu.
Donc, le théâtre de Schehadé, éminemment un "Théâtre de
Poésie", renferme un monde qu’on peut considérer comme la contrepartie du
monde où nous vivons: l’utilisation des éléments structuraux tels qu’ils se
manifestent dans son oeuvre dramatique laisse voir que les procédés sont au service de
la construction d’un espace poétique où rêve et réalité s’éclairent
mutuellement, ou fusionnent dans l’articulation d’un nouveau réel.