L'écrit de Hannah Arendt qui aborde le rapport entre pensée et action
est le dernier, publié après sa mort et intitulé par l'éditeur The life of the mind
(La vie de lesprit). Il est remarquable que ce texte soit le seul à traiter
délibérément et exhaustivement des activités de la vie de lesprit dans une
oeuvre essentiellement consacrée aux activités de lavita activa en général et
à l'action en particulier. Il est enfin surprenant que, la philosophie de Hannah Arendt
étant relative surtout à la vie politique, elle ait abordé, dans son dernier écrit, un
thème qui, selon elle-même, n'a rien de politique mais est avant tout métaphysique,
celui de la vie de l'esprit dans ses trois manifestations: la pensée, la volonté et le
jugement. Tout se passe comme s'il y avait eu, à la fin de son oeuvre, un changement
radical de parcours et d'intérêts. Ce qui attire l'attention dans ce changement
thématique est qu'elle semble abandonner ses convictions antérieures concernant
lobjet légitime d'une authentique philosophie politique et même renier la critique
qu'elle faisait de la tradition philosophique politique à ce sujet. En fait, Hannah
Arendt réaffirme tout au long de son oeuvre sa conviction que les aspects les plus
authentiques et notables de la vie politique n'ont jamais été correctement traités par
la philosophie; d'où la nécessité de le faire d'urgence, ce qui implique de créer une
nouvelle tradition, tâche quelle se juge déjà en train daccomplir. Aussi
n'est-ce pas sans raison qu'on s'étonne de la voir abandonner sa thématique
traditionnelle, pour s'intéresser longuement à l'objet illégitime de la tradition
philosophique. Malgré tout, l'étonnement se dissipe lorsqu'on perçoit la raison
profonde de cette apparente déviation. Le séjour final prolongé dans le domaine propre
à la tradition philosophique, la métaphysique, dans La vie de lesprit, prend
un sens particulier: celui de la recherche des raisons de l'intérêt primordial du
philosophe pour les activités mentales et en particulier pour la pensée, tout au long de
cette tradition. L'examen approfondi des causes de la fidélité à cet objet, se
révèle, en vérité, comme une partie essentielle du projet de création d'une nouvelle
tradition philosophique. Maintenant, alors qu'il ne reste que des décombres de la vieille
tradition, faisons-nous archéologues et découvrons les raisons de la fascination du
philosophe pour la pensée. Une telle recherche permettra déclairer les raisons de
l'abandon de cet autre objet: la vita activa et l'action. Dans le
dernier de ses écrits, il n'y a pas eu de rupture avec des positions antérieures. C'est
le même projet, qui a toujours orienté sa réflexion, qui prévaut et se réaffirme. Ce
qui nous intéresse ici est de suivre Hannah Arendt dans ses analyses de La vie de
lesprit, dans la recherche archéologique parmi les décombres de la tradition,
de façon à mieux comprendre, d'une part, la relation entre pensée et action selon la
tradition et, d'autre part, celle préconisée par sa propre philosophie.
Puisque Hannah Arendt croit que l'histoire de la philosophie a revêtu
l'aspect particulier d'une tradition, c'est à dire de la transmission remplie de
vénération du trésor laissé par le passé pour lavenir(1), les premières
évaluations, dépréciatives, de la philosophie grecque classique vis-à-vis de la vita
activa ont fait autorité et figure de paradigme pour les générations de philosophes
qui ont suivi. Les analyses de Arendt, concernant les prises de position à l'origine de
l'histoire de la philosophie, sont principalement exposées dans deux de ses écrits: La
crise de la culture et La condition de lhomme moderne. Les conséquences
de l'autorité de la philosophie grecque pour l'action et la vie politique - qui, avec le
travail et loeuvre font un tout que la tradition philosophique a appelé vita
activa - seront les plus pernicieuses. La principale de ces conséquences sera que les
plus importantes et authentiques expériences faites dans la sphère politique au cours de
l'histoire, n'ont mérité presque aucune approche conceptuelle de la part de la
philosophie et sont tombées dans l'oubli à peine terminées, car ce qui nest pas
conceptualisé et ordonné par la pensée, ne peut être reçu et gardé par la mémoire.
Ces expériences ne font pas partie du patrimoine du passé, c'est-à-dire de l'ensemble
des récits qui relatent les expériences les plus précieuses du passé et qui sont
transmis de génération en génération. La philosophie a joué un rôle décisif dans
cette exclusion car il lui incombait de créer des catégories conceptuelles, pour
transformer ces expériences en récits, ce qui est la manière humaine de rendre
intelligibles les faits qui arrivent aux hommes. Ce pour quoi il n'existe pas de
catégories conceptuelles qui le rende compréhensible, ne peut être compris, ne peut
revêtir la forme de récit, est oublié et, pire encore, c'est comme s'il navait
pas réussi à avoir une existence quelconque. Notre auteur pense que c'est ce qui s'est
passé, dans la tradition occidentale, avec la partie la plus importante de l'histoire de
la vie politique, laquelle gît dans un souterrain de l'histoire, exclue du trésor du
passé transmis par la tradition. Outre l'oubli, les appréciations de la tradition
philosophique à propos de l'action ont eu une deuxième conséquence, presque aussi
pernicieuse que la première: elles ont influencé le concept qu'a eu l'homme du commun,
le non-philosophe, de l'action tout au long de l'histoire et, indirectement,
lorganisation de la vie politique et même la production d'expériences politiques
authentiques.
Nous voyons que Hannah Arendt donne beaucoup d'importance à ce qu'elle
appelle tradition philosophique dans les détournements de l'action à travers l'histoire.
Elle juge l'autorité de cette tradition si déterminante qu'elle croit que seules sont
possibles trois tâches urgentes - la récupération et la redécouverte des expériences
politiques qui ont été oubliées, la compréhension de leurs aspects les plus importants
et la restitution de la valeur de la vie politique pour l'homme - une fois que cette
tradition perd sa force et arrive à sa fin. C'est précisément à un tel moment que
Hannah Arendt croit vivre, moment privilégié comme elle le considère, car il devient
possible de se libérer des présupposés de cette tradition et de faire les premiers
efforts en vue de réaliser ces trois tâches qui prennent le sens de fondation d'une
nouvelle et cette fois authentique philosophie de la vie politique. Cependant, il semble
à Hannah Arendt qu'une telle fondation ne sera possible que si, préalablement, on
parcourt les décombres de la vieille tradition et si on met à jour les causes des
évaluations dépréciatives du philosophe concernant l'action, ce qui équivaut à
examiner les rapports entre la philosophie et l'action tout au long de la tradition. Cette
recherche archéologique permettra de répondre à une inquiétude fondamentale,
conséquence naturelle de l'expérience d'une longue tradition de philosophie
anti-politique: une philosophie de la vie politique est-elle possible?
L'histoire des rapports entre la philosophie et l'action, selon Hannah
Arendt, est celle d'un conflit, non pas dirigé par les hommes d'action contre les hommes
de pensée , mais plutôt le contraire. Dans l'histoire, les faits qui démontrent une
hostilité de l'action envers la philosophie sont rares; par contre, de nombreux indices
montrent linverse(2). Cette constatation conduit à poser une question primordiale:
Pourquoi dans la tradition occidentale, le philosophe - dont la vie est, par définition,
intégralement dédiée à la pensée, s'est-il toujours méfié et opposé à la vie
politique dont le centre est occupé par l'action? Cette question nous renvoie à deux
autres : le conflit entre la philosophie et la politique refléterait-il une opposition
naturelle entre penser et agir, qui découlerait de la profonde différence ontologique
entre ces deux activités, et serait-il par conséquent insurmontable? Ou bien, malgré la
grande différence de nature, voire lopposition, entre ces deux activités, la
conciliation entre elles est-elle possible, le conflit entre la philosophie et la
politique nétant que la conséquence de la manière particulière - disons professionnelle
- dont le philosophe vit l'activité de penser?
C'est pour répondre à ces questions que Hannah Arendt dévie
apparemment de sa ligne de réflexion et fait une incursion dans la problématique
classique de la tradition philosophique - la vie de l'esprit. La fréquentation des
thèmes les plus chers à la métaphysique, de leurs concepts et sophismes, prend le sens
de la recherche dune réponse à la question de la possibilité même d'une
authentique philosophie politique. Il devient nécessaire dexaminer les expériences
du moi pensant pour pouvoir décider si, en parlant de philosophie politique, on
nénonce pas une contradiction dans les termes. Sa conclusion sera que, en dépit de
la différence de nature et même de lopposition entre pensée et action, cela
nempêche de concevoir une conciliation entre les deux activités. Il doit être
possible, et c'est d'ailleurs urgent - si l'on tient compte des fonctions irremplaçables
que la pensée a dans la vie pratique de l'homme du commun - de retrouver et de
revaloriser, au-delà de toutes les différences, les liens étroits qui existent entre
les deux activités. Ces liens devraient être recherchés non pas dans l'usage
théorique, scientifique ou professionnel que le philosophe fait de la pensée, mais dans
celui, pratique, qu'en fait l'homme du commun. Car dans cet usage, la contradiction, qui
se radicalise dans lexpérience du philosophe, s'atténue et même disparaît.
Les analyses consacrées aux activités mentales de la pensée, de la
volonté et du jugement, que Hannah Arendt fait dans les deux tomes de La vie de
lesprit prennent explicitement le sens d'une incursion dans les fragments d'une
tradition philosophique déjà démantelée et sans autorité(3). Ceci pour mettre à jour
ce qui se trouve non explicité, à savoir les expériences sous-jacentes à la conception
philosophique de ces trois activités mentales.
Le point de mire de l'auteur est précisément la connexion entre la
conceptualisation de chaque activité et lexpérience que le philosophe en a eu. Un
des présupposés de l'analyse est que la manière dont le philosophe comprend une
activité mentale découle directement des expériences qu'il a vécues dans l'exercice de
cette activité. Quelques concepts centraux de la métaphysique grecque seront perçus
comme des sophismes élaborés à partir de lexpérience du philosophe de
l'activité de penser(4). Cette recherche des expériences du moi pensant n'est
cependant pas facile à réaliser car, comme le pense Hannah Arendt, bien que l'histoire
de la philosophie soit prolixe sur les objets de la pensée, elle est laconique sur le
processus de penser et les expériences du moi pensant(5).
L'archéologie des expériences du philosophe sur la pensée, a amené
Hannah Arendt à découvrir trois présupposés chers à la tradition philosophique,
relativement à trois questions : à qui incombe lexercice de la pensée, quel doit
en être l'objet et dans quelles conditions doit-elle sexercer? En premier lieu, la
tradition philosophique a toujours présumé que la pensée était le privilège de
quelques-uns, les penseurs professionnels, cest-à-dire les philosophes eux-mêmes,
étant entendu que seuls ceux qui sétaient beaucoup efforcés dacquérir des
techniques raffinées de raisonnement pouvaient vraiment exercer la pensée. De telle
sorte que la multitude, dans sa vie quotidienne, nexerçait pas, à strictement
parler, la pensée. De plus, la tradition philosophique a toujours affirmé avec force que
le vrai et le légitime usage de la pensée était dans la recherche du savoir(6).
L'activité de penser s'exerce stricto sensu lorsqu'elle agit
dans un but scientifique, pour une soif de savoir. La pensée, lorsqu'elle est mise
au service de la connaissance, se transforme ainsi en recherche de réponse à une
question posée. Cependant, par opposition à cette définition de l'usage vrai et
légitime de la pensée, l'usage, éminemment pratique, qu'en fait l'homme du commun dans
sa vie quotidienne, peut être tenu, comme il l'a été par la philosophie, pour impropre,
déplacé et étranger aux potentialités les plus authentiques de cette activité. Cela
signifie, en un mot, que la philosophie a toujours fait croire que la véritable vocation
de la pensée est théorique et non pratique, et pour ainsi dire, que la raison est, dans
sa véritable nature, pure et non pratique.
Le troisième présupposé de la tradition philosophique a été que la
solitude et la quiétude absolue étaient des conditions nécessaires à lexercice
de la pensée. Penser, pour ceux qui considéraient à juste titre quils
lexerçaient, exigeait une double privation, dont le sens est un retrait
(withdrawal) radical du monde: dun côté, se priver de la compagnie des hommes
pour trouver la solitude qui permettrait la contemplation et dun autre côté,
sabstenir des occupations de la vie quotidienne, afin datteindre la quiétude
indispensable au déroulement des enchaînements raffinés du raisonnement. Encore une
fois, la pensée, au sens strict, reste étrangère à l'homme du commun et à sa vie
pratique, étant donné quil sy trouve en permanence en compagnie des autres
et qu'il est très occupé par les besognes nécessaires à son existence - lesquelles
sont trois formes différentes de faire: l'une destinée à perpétuer la vie
biologique, le travail, l'autre à construire l'ensemble des objets techniques qui
composent le monde et le rendent durable, loeuvre, et enfin la troisième, destinée
à doter l'homme d'une existence politique, l'action - il lui manque précisément les
conditions préalables à ce que l'on juge être l'exercice légitime de la pensée(7).
Ces trois présupposés ont joué le rôle d'axiomes, de vérités
nécessaires, et ont fait autorité tout au long de la tradition philosophique. Ils
avaient comme point commun l'idée que la pensée, au sens strict, n'avait aucun espace
dans la vie de l'homme du commun et n'avait rien à voir avec ce que celui-ci dénommait
penser. La principale conséquence de ces présupposés a été lintroduction par la
philosophie de l'idée de deux formes de vie radicalement opposées: lavita
contemplativa du philosophe, centrée sur le penser et la vita activa de
l'homme du commun, centrée sur le faire. Deux styles profondément différents et même
inconciliables en tous points ont été élaborés par le philosophe pour chacune de ces
deux formes de vie. Celui qui adoptait l'une était exclu de l'autre, les deux formes de
vie étant incommunicables entre elles car le penser et le faire étaient,
par définition, incompatibles. Hannah Arendt pense que la séparation forgée par le
philosophe entre les deux formes de vie, peut expliquer une grande partie de l'échec de
la tradition dans l'élaboration d'une authentique philosophie de la vie politique.
Hannah Arendt met en doute cette prétendue opposition entre penser et
faire. Elle reconnaît bien la contradiction profonde entre la vie du philosophe et celle
de l'homme du commun, que la tradition a finalement réussi à imposer. Mais elle ne croit
pas que, à partir de là, on puisse déduire, postuler ou justifier une incompatibilité
structurelle entre penser et faire ou entre la pensée et la vie pratique de l'homme. Elle
met en question le caractère de vérité évidente, daxiome, des trois
présupposés de la tradition concernant la place naturelle de la pensée, son véritable
objet, et les conditions nécessaires à son déroulement. En d'autres termes, elle doute
que la pensée soit mal logée, mal placée et proprement out of order, dans la vie
pratique de l'homme. Ce que souhaite notre auteur, en totale contradiction avec la
tradition philosophique, cest réfuter chacun des trois présupposés, en
démontrant que la pensée a naturellement sa place dans la vie de l'homme du commun, et
de plus, que ce n'est que là qu'elle peut en avoir une; penser ne consiste pas à
parcourir des chaînes raffinées de raisonnement selon des règles logiques strictes
visant la recherche du savoir et permettant des réponses nécessaires. En un mot, penser
n'est pas l'activité quelle est devenue avec la philosophie, le monopole de
quelques uns et la servante de la science. Si elle s'est ainsi transformée, cest
plutôt par une espèce de déformation et de déviation que par vocation naturelle. De
plus, bien que la solitude et l'absence d'occupations soient, en effet, deux conditions
pour le penser, il n'est absolument pas vrai que cela se confonde avec un isolement absolu
et une totale inactivité, comme le prétendait la tradition. Cette découverte a déjà
le pouvoir de réduire le fossé qui sépare cette activité mentale de la vie de l'homme
du commun, pleine de compagnie et d'occupations.
Au sujet de cet audacieux projet de subversion radicale de la
conception traditionnelle de la pensée on peut poser deux sortes de questions.
La première concerne la nécessité d'un tel projet: pourquoi Hannah
Arendt juge-t-elle nécessaire de nier que la place naturelle de la pensée soit la vie
philosophique et d'affirmer, au contraire, que la place naturelle de cette activité
mentale est la vie pratique de l'homme du commun? Pourquoi est-il nécessaire de restituer
la pensée à la vie de l'homme d'action dont, prétend-elle, le philosophe la
dépouillé, en en faisant son monopole sans en avoir le droit?
La seconde sorte de questions a trait à la viabilité d'un tel projet.
Jusqu'à quel point les divergences entre penser et faire, reconnues par Hannah Arendt,
peuvent-elles être dépassées de façon à ce que ces activités puissent coexister et
trouver au même titre leur place dans la vie de l'homme du commun? Ou encore, jusqu'à
quel point peut-on délivrer la pensée du monopole philosophique et, en même temps, nier
les usages théorique et scientifique auxquels elle s'est toujours prêtée?
De la première sorte de questions, Hannah Arendt a clairement traité.
Nous pourrions dire, synthétiquement, qu'elle croit que de la pensée dépend la mise en
oeuvre de deux fonctions préventives cruciales dans la vie pratique de l'homme: l'une
éthique, l'autre politique. Notre auteur va jusquà attribuer à la pensée un
pouvoir de régulation éthique de la conduite et de prévention du mal dans la sphère
des affaires humaines. La seconde fonction est également préventive: il s'agit de
prévenir linstallation de régimes politiques capables de pervertir radicalement et
à tout moment, les valeurs et les principes les plus chers adoptés par les sociétés
humaines au cours de l'histoire. Voyons plus en détail le sens de chacune de ces
fonctions.
La pensée ne peut être usurpée comme elle l'a été de la vie
pratique et devenir le monopole de quelques uns, parce qu'elle est la seule à pouvoir
jouer un rôle crucial dans la sphère des affaires humaines. Seule la pensée, et non
l'habitude et la coutume, comme beaucoup lont cru, a un pouvoir de régulation
éthique de la conduite(8). En affirmant qu'il y a un lien étroit entre la pensée et la
conduite morale, Hannah Arendt reprend l'intellectualisme moral et en particulier celui de
Socrate. Il faut remarquer aussi que les dialogues socratiques seront la source
d'inspiration la plus importante de sa conception de la pensée. Socrate avait raison
dinviter ses concitoyens à rechercher la nature de la justice, du courage, de la
piété et des autres vertus, et de penser qu'une telle discussion aurait le pouvoir de
modifier leurs conduites. Mais Hannah Arendt pense que lefficacité de cette
recherche dans la prévention de la conduite mauvaise proviendrait non des résultats
positifs éventuellement obtenus, cest-à-dire, des définitions trouvées, qui
pourraient fonctionner comme règles morales pratiques, mais du simple fait de penser que
suppose la recherche, et cela indépendamment de la production de réponses finales aux
questions posées. Le simple fait de penser porte en lui un effet de régulation morale,
qu'il produise ou non des résultats positifs applicables à la conduite. Ce serait
précisément cet effet, provoquer la réflexion, que Socrate recherchait lorsqu'il
invitait ses interlocuteurs à sinterroger sur les vertus.
Mais par quels mécanismes le simple fait de penser produit-il un effet
de prévention du mal? Dans sa recherche archéologique sur les expériences du moi
pensant, Hannah Arendt a découvert que la pensée n'est pas quiétude absolue et
solitude comme le voulait la tradition, mais est pleine d'activité et de compagnie. Elle
a deux qualités intimement liées: la réflexibilité et la dualité. Par la première la
pensée consiste dans le repli du moi sur lui-même; par la seconde, dans
lactualisation de la faille du moi en deux interlocuteurs qui se présentent à la
conscience(9). Penser n'est rien d'autre que le dialogue intérieur entre deux
partenaires, qui surgissent lorsquon se retire du monde présentement donné aux
sens et quon se met à contempler l'invisible. C'est ici que Hannah Arendt commence
à nous mettre sur la voie de ce quelle entend par penser. Dans la mesure où il est
réflexif, le repli sur soi, est plein d'activité bien qu'il s'agisse d'une activité
interne de l'esprit et hors du monde. Dans la mesure où il est duel, lactualisation
de la division du moi en deux partenaires, implique la compagnie. Or, l'effet de
prévention du mal se produit dans le simple exercice de penser, même s'il ne donne pas
lieu à des résultats positifs, carl'amitié entre les partenaires qui surgissent
de linstauration de la conscience est une condition sine qua non pour
lexercice de la pensée. La pratique du mal écarte toute possibilité d'amitié
entre les partenaires car, si l'un d'eux est témoin du mal fait par l'autre, il ne pourra
pas supporter d'être en compagnie d'un malfaiteur. C'est au nom de la possibilité
dinstaller cet espace intérieur de la pensée, la conscience, et du dialogue entre
les partenaires qui en naît que la pratique du mal pourra être évitée(10). Hannah
Arendt souligne cependant, d'une manière surprenante, que cet effet de prévention du
mal, en dépit de l'importance qu'il a pour les affaires humaines, n'est qu'un effet
accessoire (by product) de la pensée et non sa finalité propre(11). Il se produit
non comme un effet recherché, mais de façon circonstancielle, au cours du processus de
la pensée. Notre auteur répète inlassablement que nous nous tromperions sur les
finalités de la pensée si nous croyions que, par nature, elle était destinée à
produire un effet moral. Il semble cependant paradoxal qu'elle donne à ce qui nest
quun effet accessoire une fonction aussi vitale pour les affaires humaines:
celle de fondement le plus ferme de la morale.
De même que, dans sa fonction éthique, la pensée ne se développe
pas en fournissant des règles pratiques de conduite - à la manière des dialogues
socratiques, toujours aporétiques - mais préventivement, en indiquant ce quon ne
doit pas faire, comme le daimon socratique, ainsi, dans sa fonction politique, la
pensée aura plutôt pour effet déviter des situations politiques critiques
(boundary situations) que de fournir des solutions aux problèmes politiques.
Qu'est-ce que Hannah Arendt entend par situation politique critique? Il est nécessaire de
se rappeler qu'une partie de ses textes se proposent de rendre intelligibles certains
phénomènes politiques contemporains, les régimes totalitaires. A son avis ces régimes
représentent des situations politiques critiques, car ils déforment la sphère des
affaires humaines en introduisant des idées et des pratiques sans précédent dans notre
histoire et en détruisant les valeurs politiques et éthiques les plus fondamentales,
valeurs qui, depuis longtemps éprouvées par de nombreuses générations, donnaient à la
sphère des affaires humaines stabilité et fiabilité. Cependant, comment la pensée
peut-elle contribuer à la prévention de telles situations politiques critiques?
L'activité de penser, telle que Hannah Arendt la conçoit, trouve,
comme nous l'avons déjà dit, son paradigme dans les dialogues socratiques.
Ce que faisait Socrate était d'inviter ses concitoyens à s'interroger
sur le sens des valeurs qui réglaient leur conduite: la justice, le courage, la piété,
la beauté etc. Lexercice de penser a pour objet l'invisible, l'imperceptible aux
sens, comme les concepts, les idées, les catégories etc. Selon Socrate le penser, dans
sa vocation pratique, prend pour objet linvisible dans la sphère des affaires
humaines, cest-à-dire les valeurs ou les mesures invisibles. Ce que fait le
penser avec ces objets est particulièrement important: il pose des questions sur leur
signification laquelle ne sera cependant jamais trouvée, car penser est pure energeia,
activité qui, au sens aristotélicien du terme, ne laisse delle aucun produit
lorsquelle cesse. Cependant les effets du penser ne se bornent pas à labsence
de résultats positifs, des règles qui, en déchiffrant la valeur en question, pourraient
orienter la conduite. La pensée entraîne des résultats proprement négatifs lorsque la
valeur soumise à la recherche devient, après ses attaques critiques, plus vide et moins
claire à celui qui voulait la mettre en pratique. Ainsi, non seulement la pensée ne
crée pas de nouvelles valeurs ni ne reconstruit les anciennes, mais elle peut aussi
représenter une sérieuse menace au maintien de ces dernières. Hannah Arendt avertit que
le danger permanent du penser est le nihilisme, le rejet absolu de toutes les valeurs. On
se demande comment Hannah Arendt peut encore concevoir une fonction positive de la
pensée(12).
Cette fonction, croit-elle, se montre clairement dans la prévention de
situations politiques critiques, lesquelles sont rendues possibles précisément grâce à
l'absence de pensée. Lorsque dans une certaine société les hommes qui ont perdu
l'habitude de penser obéissent machinalement aux coutumes et aux règles de conduite,
n'importe qui, s'il le désire, peut altérer radicalement le contenu de ces règles. Si
les hommes n'ont pas pour habitude de penser, de se demander le pourquoi de certaines
règles, n'importe quel aventurier peut altérer jusqu'à la déformation la sphère des
affaires humaines. C'est ce qui est arrivé précisément à la société allemande
pendant le nazisme. L'absence dexercice curatif de la pensée a rendu possibles et
même assimilables et courantes des pratiques considérées comme inconcevables et
inadmissibles par toute l'histoire occidentale(13). La pensée doit donc être sauvée de
la vie philosophique et rendue à la vie pratique de l'homme car elle y acquiert le sens
de fondement le plus ferme de la morale, et aussi de la politique.
Voyons maintenant la deuxième sorte de questions qui concerne la
viabilité de la conciliation de la pensée et de laction malgré leurs natures
différentes.
La différence primordiale entre les deux activités découle du fait
que l'action appartient au monde des apparences et y est entièrement développée, tandis
que la pensée consiste en un retrait radical de ce monde. Cette différence apparaît
encore plus profonde dans la mesure où l'action est, parmi les activités développées
dans le monde, la vita activa, celle qui y est le plus enracinée et lui appartient
le plus. La pensée, à son tour, est parmi les activités mentales, celle qui s'éloigne
et se retire le plus du monde. Il existe donc, non seulement une opposition relative mais
une opposition radicale entre les deux activités.
Ce monde étant un monde d'apparences, c'est-à-dire d'une
nature phénoménique, tout ce qui en fait partie est destiné à être vu par quelqu'un.
Exister dans ce monde signifie que l'on dispose de qualités qui permettent tant
dapparaître aux autres que d'être spectateur de son apparition. Un autre facteur
important de ce monde est qu'il présuppose la pluralité comme une loi fondamentale. Tel
quil est caractérisé par Hannah Arendt, le monde a laspect dun
théâtre avec des acteurs, des spectateurs et des représentations. Si le fait
dapparaître et d'être vu sont les attributs qui définissent ce monde des
apparences, l'action est, par sa nature, l'activité de la vita activa, qui, plus
que les autres, y trouve son espace propre et lui est le plus naturellement lié. Car les
finalités du travail et de loeuvre sont respectivement la reproduction de la vie et
la production dobjets techniques qui, en tant que tel, ne dépendent ni de leur
visibilité ni de leur apparition dans le monde. La finalité de l'action, à son tour,
est la révélation de l'identité singulière de l'agent, et cest pourquoi elle
dépend complètement de la présence d'un public qui la reconnaisse et la garde en
mémoire, ce qui est la seule manière pour que les actes humains, qui sont fugaces,
puissent avoir quelque existence au delà de l'instant où ils ont lieu.
La pensée, nous l'avons vu, est parmi les trois activités mentales,
celle qui se retire le plus du monde.Toute activité mentale accomplit un retrait du monde
en ce sens que l'esprit cesse de le percevoir et se tourne vers ce qui en est absent. Le
moi, lorsqu'il veut ou lorsqu'il juge, abandonne ce monde pour contempler ce
qui en est absent, que ce soit le futur, objet de la volonté, ou le passé, objet du
jugement. Mais labandon auquel procèdent ces deux activités est seulement
temporaire, car le retour au monde est le propre de la volonté et du jugement qui gardent
encore des liens avec lui. La pensée, elle, se retire du monde sans aucune nécessité
d'y retourner. Cela n'arrive que lorsque le moi pensant est interrompu dans son activité.
Une autre différence fondamentale entre la pensée et les deux autres activités est le
type d' objet absent auquel la pensée a à faire. L'objet de la pensée est encore plus
absent de ce monde que celui des deux autres activités. L'objet absent de la pensée
n'est pas un absent quelconque, comme un certain objet du monde dont on peut se faire une
image mentale lorsquil nest pas présent aux sens. Pour Hannah Arendt,
l'absent, véritable objet de la pensée, ce sont les concepts, les catégories, les
idées, etc., c'est-à-dire des entités qui ne peuvent faire partie du monde perçu par
les sens et qui ont été construites par un travail de l'esprit. Dans ce sens, la pensée
a des objets très semblables à ceux de la métaphysique. Curieusement, Hannah Arendt
semble être d'accord avec la tradition philosophique quant à ce que veut dire exercer la
pensée et sur ce que sont ses propres objets. Reste à savoir comment elle pourra montrer
que la pensée, entendue comme une activité qui a un objet absent, élaboré par l'esprit
et qui se retire radicalement du monde, est compatible avec la vie pratique de l'homme du
commun dans un monde des apparences.
En vérité, Hannah Arendt paraît ne pas voir là de réelles
difficultés à concilier la pensée et la vie pratique de l'homme. Elle nous dit que
cette activité qui a pour objet un type déterminé d'absent du monde, les concepts, les
catégories, les idées, etc., nest pas étrangère à lhomme commun. Celui-ci
lexerce par exemple lorsqu'il élabore un récit à partir dun événement
qu'il a vécu ou lorsqu'il écrit un poème. Hannah Arendt croit même qu'avant d'être un
monopole de la philosophie, la pensée était partie intégrante de la vie de l'homme du
commun et de plus, que les questions métaphysiques que la philosophie a toujours
discutées, surgissent, en vérité, d'expériences de l'homme du commun(14). La preuve
que la pensée est parfaitement compatible avec la vie doccupations de l'homme du
commun est que Socrate lui-même passait de la sphère de la pensée à celle de l'action
sans aucune difficulté(15). L'opposition extrême entre la pensée et l'action, bien
qu'irréfutable, n'arrive pas à empêcher leur cohabitation dans la vie de l'homme du
commun. Ce n'est que lorsque la pensée devient l'activité exclusive du philosophe, un
penseur professionnel, que l'opposition entre pensée et action devient insurmontable.
Pour le reste, la pensée montre quelques dispositions à se concilier avec l'action. Dans
la mesure où elle est le dialogue intérieur entre les deux partenaires issus de la
division du moi, elle manifeste deux dispositions proprement politiques et
"mondaines": la pluralité, loi de la terre, et le consensus, principe de
la génération du pouvoir dans la sphère publique. De plus, dans la mesure où elle
installe un espace de non-temps au coeur du temps, dans lequel se présentent le passé et
le futur, elle manifeste une autre potentialité politique: celle de permettre la
communication entre les générations humaines sur la terre. Dans une situation politique
critique, nous avons vu, la pensée a le pouvoir de prévenir les fausses valeurs et
fausses croyances et, par suite, celui de nous préparer à la faculté du jugement, ce
qui est la plus politique des activités mentales(16). Pour toutes ces raisons, auxquelles
il faut ajouter la fonction de régulation éthique, nous voyons que la pensée conserve
d'importantes affinités avec l'action, la politique et le monde des apparences. Bien
qu'elle découvre, en visitant les décombres de la tradition philosophique, les raisons
pour lesquelles la pensée sest toujours opposée à l'action et à la politique,
Hannah Arendt se refuse à croire qu'elle n'ait pas une place propre dans la vie de
l'homme du commun.