La Philosophie du Verum, chez Anselme de Cantorbéry
J.M. Costa Macedo
Faculdade de Letras da Universidade do Porto
Sans recours à quelque autre ouvrage on pourrait trouver dans le même Monologion une doctrine implicite sur verum en tant que transcendental si l’on conjuge ce qui se dit sur la Summa Essentia en tant que Veritas avec les affirmations y démontrées sur la vérité ontologique dans les créatures. L’identification Dieu-Verité est rapportée d’abord au 16ème chapitre de ce 1er livre d’Anselme. Il s’agit d’une identification, qui surgit dans la suite de plusieurs autres, destinée à exemplifier que “quidquid eorum de illa dicatur [de summa essentia]: non qualis, vel quanta sed magis quid sit monstratur”: une sorte de valeur qui, en tant que telle, doit constituer un prédicat de Dieu dans la forme substantive.
C’est une identification qui n’est pas démontrée spécifiquement ainsi que les autres, parmi lesquelles se trouve aussi “summa aeternitas”. Celle-ci cependant deviendra l’object de plusieurs démonstrations. Sur cette identification non prouvée Anselme bâtit l’une des plusieurs preuves de l’éternité de la “summa essentia”.
La vérité logique de certaines propositions se présente comme éternelle et, vu que Dieu est la vérité, Dieu [summa essentia] est éternel. Cette argumentation, située au 18ème chapitre, dont le point de départ est cette identification pas encore prouvée, suppose néamoins que le lecteur ait une certaine notion de ce que veritas et verum signifie: la qualité d’une proposition ou d’un jugement dont le contenu correspond à la réalité ou qui est forcée [constringitur] à dire ce qu’elle dit par la force des lois logiques lesquelles finissent pour exprimer un niveau de realité extrassubjective.
Par un autre côté, la vérité ontologique de tout ce qui est créé par cette Summa Essentia – Veritas s’y trouve clairement affirmée et demontrée postérieurement. Les choses correspondent à l’idée que la Summa Essentia en a[1] en tant que correspondant à cette idée dont elles sont des similitudes[2]. Les choses sont moins en elles mêmes que dans les similitudines correspondantes constituées dans la connaissance rationelle des hommes et dont elles sont l’origine[3]: vérité ontologique des choses, dont l’être se subordonne à la connaissance projective de Dieu, mais aussi et finalement, priorité de l’être sur le connaître.
Il n’y a de vérité que parce qu’il y a de l’être et cela doublement: 1º Dieu connaît parce qu’il est être 2º se subordonner à sa connaissance projective c’est aussi, en dernière perspective, se subordonner à son être: vu qu’être et connaître s’identifient en Dieu, mais avec l’accent mis sur l’être. Que les choses soient en elles mêmes plus que dans la connaissance rationelle s’y rapportant et qu’elles soient des réalisations menées à bout de la summa Ratio, pour laquelle elles sont diaphanes (est en laquelle elles sont plus qu’en elles-mêmes) tout ça rend la vérité logique subordonnée aux réalités et, à travers celles-ci, à leur vérité ontologique en tant que rapport à leur modèle dans le créateur.
Cependant on pourrait encore trouver au Monologion, et sans en sortir, un chemin de la justification de cette affirmation assurant que de Dieu on peut aussi dire verum donc plus rigoureusement veritas, pas seulement parce que celui qui se forme les projects de la réalité produite ou à produire la connaît telle qu’elle est, tels projects s’identifiant avec l’essence divine[4], pas seulement parce que cette essence soit la cause du verum et, de cette sorte le contient éminemment, mais en ce que Dieu engendre l’expression parfaite de lui même, tout en y ayant lieu ce que l’on pourrait dire la fusion de la vérité logique et ontologique. C’est ce qui arrive au cours de la déduction du Verbe et de sa portée et qu’Anselme considère être une déduction exclusivement rationelle (sola ratione), pareillement à tout ce qui se développe dans cette oeuvre[5].
De tout ce que l’on vient de dire, on pourrait conclure que le seul Monologion pourrait constituer de fondement pour affirmer verum en tant que transcendental aussi bien que sa convertibilité avec ens-aliquid. Voire même des deux avec unum-bonum. Pour certains points, on reviendra à cette 1ère production philosophique d’Anselme.
Cependant c’est en De Veritate que l’on trouve un plus grand développement de veritas-verum, capable de renforcer et perspectiver avec une autre originalité son universalité transcendentale. La problématique de la vérité s’y développe de deux façons :
1º Cheminant vers un nouveau profondissement de la vérité ontologique,
2º Explicitant le sens des arguments du 18ème chapitre du Monologion dans lequel, ainsi que l’on a vu, se déduisait l’éternité de Dieu de l’éternité (indestructibilité à travers le temps) de la vérité de certaines propositions.
Nous commencerons par la première façon. A la question sur ce qui est la vérité, Anselme répond expressément sur la vérité ontologique de toutes les réalités que ne soient pas Dieu y incluant les essences (chap. VII) et les actions (V), les sens (VI) ainsi que sur la vérité de l’énonciation (II), de la cogitatio en tant que jugement (III) et de la volonté (IV, V, XII), qui peuvent les trois aussi être envisagées comme des actions. La vérité de chaque chose équivaut à la réalisation de son devoir-être, ce qu’Anselme appele rectitudo, en résultat de la finalité de son existence, cette finalité venant de Dieu dont l’existence est supposée prouvée depuis le commencement de l’oeuvre. C’est un nouveau point de vue. Dans ce cas, pourrait-on dire, les choses sont ce qu’elles doivent être et c’est pourquoi elles sont ce qu’elles sont. Profondissant cette notion, on pourrait remarquer alors: dire simplement, sans d’autres éclaircissements, que les choses sont ce qu’elles sont, n’équivaudrait pas à une façon correcte de les concevoir. Ce debendum intrinsèque, ontologique, qui caractérise l’être de toutes choses excepté Dieu, les rend avant tout relationelles, pareillement à ce que font les transcendentaux, les unit dans leurs différences, et d’une certaine façon rend sécondaire ce “non” qui les écarte entre elles mêmes, comme des substances, des actions, et d’autres accidents. En outre, et c’est le plus important, c’est une nouvelle sorte de traduction positive de la contingence en tant que vérité ontologique.
Sans nier les autres définitions négatives de contingence, cette notion les dépasse, quand les êtres créés sont rapportés soit comme étant ce qui est non être plutôt qu’être (du Monologion – chap. 28) soit comme ce qui peut être pensé comme n’existant pas (Proslogion – Liber Apologeticus).
La vérité ontologique considérée comme une adéquation au project créateur, inséparable de l’envisagement de tout ce qui existe comme étant éminemment dans le créateur, ces deux perspectives complémentaires représentent déjà des contre-parties à la perspective de cette négativité de la contingence, des approchements à la positivité au dedans de la negativité exprimant la contingence.
Cependant, le debendum dans sa relation à la réalisation c’est comme l’effort le plus réussi de synthétiser en lui même la contingence et la vérité ontologique, d’un côté par cette traduction positive exprimé en “quod debet”, d’un autre côté profondissant dans les choses la subordination qui distingue et unit. Au caractère imitatif de la vérité ontologique s’adjoint un caractère dynamique qui contient la contingence sans l’obscurcir; en effet être ce qui doit être représente une distance de la réalité par rapport à elle même, c’est pourquoi il y a des niveaux où l’accomplissement du debendum peut ne pas avoir lieu tout en restant, ces niveaux de non réalisation, unis à toutes les autres réalités par le debendum. Celui-ci en ordre à son accomplissement réunit les varietés, les hiérarchies et les cathégories, avant même la considération de cet accomplissement.
Il faudra encore remarquer jusqu’à quel point on est en train d’affirmer la perfection rélative des choses quand la réalisation de fidélité au modèle ou de l’action à son essence est exprimée en tant que debendum accompli. C’est comme l’accomplissement d’un ordre présent dans toutes les choses et qui à partir de la hauteur les unit. Ce debendum accompli, qui est comme une expression transposée du champs éthique au champs ontologique, peut s’identifier à bonum quand cela se rapporte aux créatures, et en tant que correspondant au principe de finalité dont parle le chapitre II[6].
Anselme commence son analyse par ce que nous pouvons nommer d’emblée la vérité logique des énonciations où se trouve la dimension infrastructurelle de l’action naturelle: l’action signifiante par laquelle la proposition a un contenu intelligible et la propriété par laquelle ce que cette signification dit équivaut à ce qui existe (ou n’existe pas) dans la réalité: ce que l’on appelle habituallement la vérité (laquelle peut ne pas y avoir lieu).
Ainsi on peut dire que la fonction d’adéquation, quand elle existe, est doublement ontologique: parce qu’elle se fonde sur l’action naturelle sans laquelle la fonction de vérité serait impossible et que voire à ce niveau logique elle est subordonnée au même debendum, obéissant à la finalité imposée par Dieu à toutes les autres réalités.
On peut s’apercevoir de l’inclusion du logique dans l’ontologique dès les premiers chapitres et c’est même ce qu’Anselme conclue clairement au dernier chapitre de ce livre disant que rectudines était un pluriel provisoire: il n’y a qu’une seule rectitudo qui contient toutes les autres.
À cette dimension ontologique de l’énonciation correspond, d’après Anselme, une sorte de dimension énonciative de toutes les choses (chap. IX) lesquelles de cette façon, passent à être des signes de comunication sans s’y réduire. Les exemples présentés ne se rapportent qu’aux actions, mais servent à élucider la fonction énonciative de tout ce qui existe: non solum in iis quae signo solemus dicere, sed et in aliis omnibus quae diximus est significatio vera e falsa.C’est-à-dire que cette dimension énonciative embrasse tout, humain ou non humain, action et essences. Quoique le texte ne fût si clair en disant in aliis omnibus, on pourrait remarquer que ça se trouve dans l’esprit de cette pensée.
Il y a comme trois niveaux où le debendum peut ne pas être toujours accompli: l’énontiation, l’action livre de la volonté et la cogitatio.
Dans l’énonciation, la fonction principale peut parfois tomber dans l’erreur: elle n’accomplit pas ce qu’elle doit mais elle suppose l’autre plan qui accomplit toujours son debendum.
La même possibilité de ne pas accomplir le debendum a lieu dans la cogitatio et dans l’action volontaire libre. On peut alors penser: ce détournement de la rectitudo peut arriver dans les trois manifestations du niveau le plus haut qui caractérisent les êtres rationaux. Et l’on pourrait appliquer à la cogitatio et à l’action morale ce qui est dit de l’enunciatio “quod accepit significare et ad hoc quod facta est”[7]. En chacune des deux on pourrait distinguer deux niveaux: celui de l’action naturelle générique qui les place au niveau des autres et celui de la manifestation spécifique soumis à la transgression, ce qui unit ces trois groupes d’action.
Quand on passe à se rapporter a ces niveaux-là où il se peut qu’il n’y ait pas d’accomplissement du debendum, c’est la même rectitudo qui devient vérité logique, quand il s’agit de rectitudo enunciationis ou un bien accompli quand il s’agit de rectitudo voluntatis.
Il va sans dire que cette possibilité d’erreur ou transgression ne constitue aucune objection à la transcendentalité de Verum ou Bonum ainsi qu’il arrive dans d’autres doctrines qui les acceptent. Ce que l’on pourrait interpréter dans ce système, c’est que le fondement ontologique contingent de ces trois manifestations est, par sa contingence, parce que ce n’est pas proprement être mais devoir être en accomplissement, sans proportion à la perfection exigée à ces manifestations tout en étant cette disproportion un effet inévitable de la grandeur au dedans de la contingence.
Cependant, au moins pour l’énontiation et la cogitatio, le champs possible de l’erreur se trouve borné, aux dedans des préssuposés anselmiens: par sa base ontologique, par la force de certains principes logiques et parce qu’il y a un cas au moins où la réalité s’impose absolument: aliquid quo majus cogitari nequit-quod non potest cogitari non esse, au cas que l’on articule De Veritate au Proslogion – Liber Apologeticus. Le même pourrait s’étendre à la volonté, incapable, d’après Anselme, de nier l’existence du mentionné aliquid quo majus cogitari nequit.
L’analyse des plusieurs rectitudines permet de parler d’un debendum ontologique accompli (verum) ou à accomplir (non verum sur verum) au niveau de toutes les créatures, au niveau, pourrait-on dire, des réalités temporelles qui, chez Anselme, sont les seules contingentes. Néamoins, Anselme se rapporte aussi à la rectitudo en Dieu, mieux encore, à Dieu comme rectitudo, quoique celle-ci ne soit pas définie en rapport a un debendum réel, inaplicable à la perfection de Dieu, mais tout en ne définissant pas cette rectitudo[8]. C’est ce qui nous mène à chercher une autre notion de rectitudo dont celle de debendum accompli soit une variété, et même une “subnotion” subordonnée. Sans la référence à Dieu de toutes les choses, qui d’une certaine façon réalisent ce qu’il leur impose, la rectitudo n’arriverait pas à unir à la façon d’un transcendental. Mais cette union dans la subordination ne suffirait non plus à pouvoir parler de rectitudo en tant que transcendental si Dieu n’était pas également rectitudo. En quel sens pouvons-nous le dire?
Efectuons quelques pas vers cet éclaircissement.
1) Dans un premier moment, on pourrait penser que alors que les choses sont ce qu’elles doivent être devant Dieu, Dieu est ce qu’il doit être selon nous, quoiqu’en effet il n’y ait rien de devoir-être en lui, pas même en lui devant lui. Ce serait alors une façon de lier deux niveaux par un minimum, qui en fin de compte ne serait pas réel, pour finalement dire: sa rectitudo est fictive.
2) Si l’on pense plus profondément, l’accomplissement du debendum c’est exemption de détour et de médiation non-nécessaire. Chaque fois qu’il y a une médiation en Anselme elle est comme insérée dans une immédiation. Le même argument du Proslogion obéit à une immédiation la plus grande que l’on puisse atteindre. Si le propre de toutes les choses créées dites vraies est le debendum accompli, cette rectitudo est la cohérence possible de chaque chose avec elle même, dont fait partie le refus de l’écart. La seule façon d’être cohérentes avec elles mêmes, de surpasser l’écart c’est l’obéissance au debendum. Mais une cohérence au plus haut degré exclut le devoir, il s’agit d’une cohérence de soi avec soi-même. On peut même dire: quoique ça n’existât pas, le plus haut degré de cohérence, de rectitudo, ne passe pas par le devoir. Le devoir être est inférieur à l’être.
3) Considéré a partir de sa même notion, ce haut degré de cohérence exige la supratemporalité, ou alors, quand on part de l’éternité, la considération de la rectitudo refuse l’éloignement intime que seul le temps permet, (au moins dans le système d’Anselme où il semble ne pas y avoir de réalités éternelles stricto sensu et au même temps contingentes).
4) Mais l’éternité n’est pas seulement la durée d’être si parfait qu’elle exclue en tant que présent le passé et le futur. En outre d’exclure une simple inflation du présent temporel quoique le présent verbal soit le terme le moins impropre pour s’y référer, Anselme se rapporte à l’éternité, pas seulement en tant que présent mais aussi en tant que présence. (An hoc quoque modo transis omnia etiam aeterna, quia tua et illorum aeternitas tota tibi praesens est) (Prosl. Chap. XX). Présence d’une réalité à soi même. Si l’on adopte ce point de vue, cette présencialité réelle de Dieu à soi même est developpée par Anselme, en vertu d’une dialectique rationelle qui prétend découvrir la Trinité, ou déduire rationellement la notion d’un Dieu unique et triadique. Dans ce cas, l’éternité en tant que présencialité absolue dynamique d’accord avec une distance nulle, c’est la Trinité, par conséquent c’est la rectitudo dont on peut parler en Dieu. La même définition boétienne d’éternité à la quelle arrive au Monologion renforce déjá et dynamise ce rapport d’indistante présence de soi à soi, developpant et tout en la surpassant, la perspective de Parménide.
Et voici que la méditation sur le De Veritate nous a contraints d’en sortir. Reviendrons y.
Outre la rectitudo voluntatis propter se servata, qui est la justice et outre la rectitudo mente sola perceptibilis qui est la vérité en général (rectitudo concernant le devoir être des choses, où s’inclue la justice, et l’être de Dieu), Anselme se rapporte à la rectitudo virgae qu’il oppose à ces autres rectitudines: celles-là ne sont perceptibles que par l’esprit, au lieu que la rectitudo virgae est perceptible par les sens et par l’esprit et pas seulement par celui-ci[9]. Voudrait-il signifier que la perfection des choses physiques consiste à être constituées par des éléments rectilignes auxquels on tribuerait plus de valeur qu’à la courbe ou à la ligne brisée? On dirait peut-être qu’Anselme est sensible à ce que la rectitudo, en tant que valeur a étè suggérée par la rectitudo physique. La ligne droite, qui ne représente pas une valeur au plan de la physique, a fait naître l’idée d’une valeur, justement pour la simplicité, sens de force et distance la plus courte entre deux points. Cette référence pourra aussi aider à éclairer l’autre rectitudo qui est au delá de tout debendum. Et c’est naturel que ce soient les créatures le point de départ pour nous faire comprendre et éprouver ce que soit cette plus haute rectitudo à laquelle toutes les autres se rapportent et par conséquent la seule rectitudo qui rend recta, vera tout ce qui (omnia) provisoirement a été dit rectitudines, le seul substantif qui adjective nécessairement tous les autres.
Le debendum accompli met en relief la dimension de rapport, de relatio que chaque chose créée est intimement par essence et domine et surpasse toute autre dimension, y incluant celle de substance. Chacune est relatio à un être qui est réellement et éminemment Relatio de lui à lui-même, sans que l’on y puisse séparer ce même être de relatio de son être de substance ou d’action.
A cause de la rectitudo à laquelle Dieu s’identifie et attendu que les choses sont ontologiquement recta, on pourrait dire tout en respectant la grande différence ontologique Dieu – non Dieu: omne ens est rectum en tant que verum. Rectitudo devient une notion qui doit s’appliquer aux êtres soit aux temporels soit à ce qui est éternel stricto sensu qui en est la source, d’où vient le signe d’une permanence dans la rectitudo des choses temporelles ou dans les choses temporelles en tant que recta.
Ces considérations nous permettent d’articuler selon une plus large perspective la définition de vérité comme rectitudo avec l’importance de la démonstration d’une réalité éternelle, cause de la vérité logique des propositions (et aussi de toutes les autres vérités), au Xème chapitre.
Par l’éternité, au sens de durée pleine sans la discursivité du temps, s’établit la liaison entre l’Absolu et les autres réalités temporelles; jusqu’à un certain point, c’est à travers cette notion que l’Absolu même peut être dit vérité, éclairant, à son tour, le chemin qui a mené jusqu’à lui.
C’est recourant à cette voie que dans le Proslogion aliquid quo majus cogitari nequit – majus quam cogitari potest ne nous devient pas totalement inaccessible[10]. Et l’on peut dire que l’argument de la cause éternelle au De Veritate suit la même voie, (et c’est pourquoi cette preuve de la cause éternelle précède la conclusion finale de ce qu’il n’y a qu’une rectitudo).
On pourrait également demander si Aliquid quo majus cogitari nequit pourrait être dit Veritas sans l'application de l'éternité et si celle-ci, qui devient principe et chemin d'intelligibilité, ne fait pas trop descendre cette mystérieuse réalité. Cependant, aux objectifs de la pensé anselmienne appartient soit téoriser et vivre Dieu comme au dessus de et au delà de toute réalité soit trouver un pont possible permettant encore une conceptualisation-langage sur lui. Et on peut dire que les transcendentaux exercent cette fonction unitive dans tout système où ils aient lieu.
Éclaircissant le Monologion[11], Anselme nous explique que, quand il disait que la vérité d’une proposition n'avait pas de commencement ni de fin, avait voulu signifier que cette proposition serait toujours vraie quel que soit le temps ou le moment de sa formulation. À cet effet il faut que la cause de ces vérités soit éternelle stricto sensu. Dans une conclusion décisive et finale, cette éternité se présente comme supratemporalité et pas seulement comme qualité d'une réalité au passé sans commencement et au futur sans fin; ça c'est une notion provisoire d'éternité d'où il faut sauter pour l'autre (malgré qu'il soit comme ça que le chapitre X du De Veritate est conclu, comme si prolongeant la même façon de dire du Monologion). Cependant, dans ce même chapitre, un peu auparavant, Anselme avait bien rappelé que l'avenir dont il s'agit se trouve en Dieu comme réel le même devant être dit du passé. À chaque moment présent du temps, le sens de réalité du futur et du passé vient de ce qui n'est pas soumis au futur ni au passé. Eternelle stricto sensu est la cause de "l'éternité" de la vérité des propositions. Mais pourquoi la cause éternelle de cette éternité de la vérité des énontiations est elle appelée cause de cette vérité aussi? Ce qui s'est développé sur la notion de rectitudo peut s'expliquer. Sans cette notion d'éternité ce serait impossible la conclusion du dernier chapitre du "De Veritate" où est explicitement développée la façon de transcendentalité de verum. Il n'y a pas plusieurs vérités, ni plusieurs rectitudines, mais rien qu'une seule Veritas, Rectitudo et alors nombreux étants temporels participant de l'éternité, de chacun desquels on pourra dire verum, rectum, pas veritas.
Les choses contingentes, qui en tant que telles sont temporelles jusqu'à l'intime, sont aussi jusqu'à l'intime participants de la vérité éternelle qui les rend sources d'intelligibilité. Ni temps ni rectitudo ne sont quelque chose extérieur aux étants, comme si l'un et l'autre étaient collés au aliquid que ceux-là constituent aussi. L'origine de la participation du aliquid est la même. Mais le temps qui contraint les êtres n'est-il pas aussi un étant? Comment peut-on se rapporter au temps de façon à dire qu'il ne reste pas au dehors quand on dit omne ens est verum? Ça nous emmène, encore une fois, à analyser l'argumentation du Xème chapitre.
Nous plaçant dans le futur, c'est impossible ne pas être vrai que quelque chose ait existé auparavant, dans le passé. Nous plaçant dans le passé c'est impossible que quelque chose ne viendra pas à exister dans le futur.
Vu que ce qui se trouve en deçà du futur est passé, du point de vu du temps, on pourra dire que dans le passé ce fut toujours vrai que quelque chose existerait au futur, ainsi que, comme ce qui est au delà du passé est futur (y inclus le présent actuel) ce sera toujours vrai au futur que quelque chose a existé au passé. "Ce fut toujours vrai que" et "ce sera toujours vrai que" ne signifie pas que le temps n'ait pas commencement ni fin, et ça ne signifie même pas que l'on doive partir d'une hypothétique conception du temps dans son illimitation possible. S'il y a un futur, il y a une vision "prétérisante" de tout ce qui lui est antérieur quoique le temps ait un commencement, le même pouvant être dit inversement si l'on part de l'existence du passé. S'il y a un passé et un futur, l'éternité envisagée à partir du temps est relativement futur vu du passé et relativement passé vu du futur, ce qui légitime le terme "toujours" au passé et "toujours" au futur. Plus en accord à la réalité, le plus correcte serait: s'il y a du temps, c'est éternellement vrai (veritas) qu'il y a un passé et un futur, et que ce futur suppose un passé, ce passé un futur et que passé et futur sont remplis par l'existence de quelque réalité.
Ce qui semble indiscutable c'est que c'est pour concerner l'indestructible structure du temps que ce que la proposition dit est vrai[12].
Ne pourra-t-on dire alors que la cause prochaine de la vérité sur le temps est cette même structure du temps lequel à son tour est un effet de la Summa Veritas? Une vérité (affirmation vraie) sur la structure du temps, et qui ne doit pas se laisser borner par ce temps même. Dans ce dernier sens la vérité de la proposition dérive de la première cause, ainsi que tout ce que l'on dise des essences durables, sans que cette causalité empêche la chose existante d'être également une cause des vérités les concernant. Mais, en tant que la vérité concerne la structure du temps, la proposition énonce une vérité indiscutable. Pour fonder cette réalité indiscutable, Anselme recourt au fait que passé et futur (qui n'est plus dans le temps et qui n'est pas encore) sont déjà en Dieu. Néamoins ça représente un nouveau pas dans la liaison entre temps et éternité, ce qui aide à comprendre la structure du temps mais qui ni l'annule ni l'amoindrit. En deçà de ces importantes garanties nous avons l'implication mutuelle passé-futur, au cas qu'il y ait une réalité contingente quoi que ce soit.
Si c'est par contingence, inséparable de la temporalité, que les choses se distinguent de l'absolu, ce qui oblige toute vérité ontologique (et toute vérité logique qui est au même temps ontologique) à être un debendum accompli, pas un être en plénitude, c'est dans cette temporalité qu'Anselme trouve une structure immuable qui en tant que telle s'approche de l'éternité y unissant aussi les êtres y contenus. Le temps qui écarte en tant que procès est le même qui unit en tant que structure. Et la vérité résiste à la menace de sa temporalisation dévoilant par cette voie la structure du temps et comme ça unissant les ordres de l'existence.
Immutabilité du debendum, immutabilité des vérités logiques à travers le temps, mais immutabilité aussi de la structure de ce temps laquelle est aussi la marque de l'éternité. Si l'on perdait Dieu en tant que rectitudo et le temps pour l'impossibilité de le découvrir comme rectum, nous n'aurions pas au sens total ce transcendental verum-rectum, convertible avec aliquid et finalement avec bonum.
[1] "Satis itaque manifestum est in verbo, per quod facta sunt omnia, non esse ipsorum similitudinem, sed veram simplicemque essentiam; in factis vero non esse simplicem absolutamque essentiam, sed verae illius essentiae vix aliquam imitationem. Unde necesse est non idem verbum secundum rerum creatarum similitudinem magis vel minus esse verum, sed omnem creatam naturam eo altiori gradu essentiae dignitatisque consistere, quo magis illi propinquare videtur.", Monologion, Chap. XXXI.
[2] "Cum ergo et hoc constet, quia omnis creata substantia tanto verius est in verbo, id est in intelligentia creatoris, quam in seipsa, quanto verius existit creatix quam creata essentia, quomodo comprehendat humana mens cuiusmodi sit illud dicere, et illa scientia quae sic longe superior et verior est creatis substantiis, si nostra scientia tam longe superatur ab illis, quantum earum similitudo distat ab earum essentia?", Monologion, Chap. XXXVI.
[3] "Nam nulli dubium creatas substantias multo aliter esse in seipsis quam in nostra scientia. In seipsis namque sunt per ipsam suam essentiam: in nostra vero scientia, non sunt earum essentiae, sed earum similitudines. Restat igitur ut tanto verius sint in seipsis quam in nostra scientia, quanto verius alicubi sunt per suam essentiam quam per suam similitudinem.", Monologion, Chap. XXXVI.
[4] "(...) in ipso vero sunt ipsa prima essentia et prima existendi veritas (...)", Monologion, Chap. XXXIV. D'un autre côté "(...) necesse est, ut sic illi haec sua locutio sit consubstantialis, ut non sint duo, sed unus spiritus.", Monologion, Chap. XXIX.
[5] Remarquons que le thème du verbe est inséparable de celui de la connaissance des choses par Dieu. Dieu dit les choses créées d'un seul mot. Dieu se dit lui-même: le Verbe par lequel Dieu dit les choses est le même par lequel il se dit lui-même. Monol., Chapitres XXIX-XLVIII.
[6] "M. — Ad quid facta est affirmatio?
D. — Ad significandum esse quod est.
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M. — At cum significat quod debet, recte significat.", De Veritate, Chap. II.
[7] De Veritate, Chap. II.
[8] "M. — Summam autem veritatem non negabis rectitudinem esse.
D. — Immo nihil aliud illam possum fateri.
M. — Considera quia, cum omnes supradictae rectitudines ideo sint rectitudines, quia illa in quibus sunt aut sunt aut faciunt quod debent; summa veritas non ideo est rectitudo quia debet aliquid. Omnia enim illi debent, ipsa vero nulli quicquam debet; nec ulla ratione est quod est nisi quia est.
D. — Intelligo.
M. — Vides etiam quomodo ista rectitudo causa sit omnium aliarum veritatum et rectitudinum, et nihil sit causa illius?", De Veritate, Chap. X.
[9] "M. — Dic ergo mihi an tibi videatur esse aliqua alia rectitudo praeter has quas contemplati sumus.
D. — Non alia praeter has nisi illa quae est in rebus corporeis, quae multum est aliena ab istis, ut rectitudo virgae.
M. — In quo illa tibi videtur differre ab istis?
D. — Quia illa visu corporeo cognosci potest, istas rationis capit contemplatio.", De Veritate, Chap. XI.
[10] Après le XVème chapitre du Proslogion, c'est cet attribut qui, conjugé avec l'autonomie-simplicité de Dieu permet d'en parler en accord à sa superiorité, maintenant l'anticosmomorphisme de cet important chapitre, mais s'ouvrant à l'inteligibilité qui est attribuée à l'éternité (plus intelligible que le temps depuis la tradition classique).
[11] "(...) cogitet qui postest, quando incepit aut quando non fuit hoc verum: scilicet quia futurum erat aliquid; aut quando desinet et non erit hoc verum; videlicet quia praeteritum erit aliquid. Quodsi neutrum horum cogitari potest, et utrumque hoc verum sine veritate esse non potest: impossibile est vel cogitare, quod veritas principium aut finem habeat. Denique si veritas habuit principium aut habebit finem: antequam ipsa inciperet, verum erat tunc quia non erat veritas; et postquam finita erit, verum erit tunc quia non erit veritas. Atqui verum non potest esse sine veritate. Erat igitur veritas, antequam esset veritas, quod inconvenientissimum est. Sive igitur dicatur veritas habere, sive intelligatur non habere principium vel finem: nullo claudi potest veritas principio vel fine. Quare idem sequitur de Summa Natura quia ipsa summa veritas est.". Texte du chapitre XVIII du Monologion repris dans le premier chapitre de De Veritate, excepté la dernière période. Voici son développement au chapitre X de ce même livre. "Cum enim dixi, quando non fuit verum quia futurum erat aliquid, non ita dixi, ac si absque principio ista oratio fuisset quae assereret futurum esse aliquid, aut ista veritas esset Deus; sed quoniam non potest intelligi quando, si oratio ista esset, veritas illi deesset. Ut per hoc quia non intelligitur, quando ista veritas esse non potuerit, si esset oratio in qua esse posset, intelligatur illa veritas sine principio fuisse, quae prima causa est huius veritatis. Quippe veritas orationis non semper posset esse, si eius causa non semper esset. Etenim non est vera oratio quae dicit futurum esse aliquid, nisi reipsa sit aliquid futurum; neque aliquid est futurum, si non est in summa veritate. Similiter de illa intelligendum est oratione, quae dicit quia praeteritum est aliquid. Nam si nullo intellectu veritas orationi huic si facta fuerit deesse poterit, necesse est ut eius veritatis quae summa causa est istius, nullus finis intelligi possit. Idcirco namque vere dicitur praeteritum esse aliquid, quia ita est in re; et ideo est aliquid praeteritum quia sic est in summa veritate. Quapropter si nunquam potuit non esse verum futurum esse aliquid, et nunquam poterit non esse verum praeteritum esse aliquid: impossibile est principium summae veritatis fuisse aut finem futurum esse.", De Veritate, Chap. X.
[12] Cette proposition ne part pas de vérités abstraites nécessaires à la façon augustinienne, quoiqu'en ayant la marque d'Augustin; elle part d'une réalité concrète qui a la force “nécéssitante” semblable à des vérités logiques ou mathématiques.