Charité et Justice Particulière
Selma dos Santos Ferraz
selma@ferrazadvogados.com.br
(Fac. Direito PUC-PR)
La justice; l’a-t-on abandonée?
Dans son Discours, René Descartes, était tellement enthousiasmé avec la technique des digues hollandais, c’est-à-dire, avec sa découverte de la capacité de la raison de dominer la nature[1], qu’il ne pouvait évidemment pas imaginer combien ses idées allaient révolutionner l’histoire du monde.
Tout en laissant dehors les reflets de cette nouvelle – pas si nouvelle si l’on considère les créations de Da Vinci - sur la société du XIX siècle, celui des principaux découvertes, et surtout en évitant toute sorte de considération à propos des dommages à l’environnement causés par la soif de progrès[2], - y compris la bombe et la peur qu'elle entraîne - il faut cependant revenir en arrière pour s’interroger si l’on peut attribuer au technocientificisme l’abandon des discussions sur la justice et plus précisément si cet abandon est la cause de la crise éthique de l’actualité – causé par la manque de cogitatio?
Le sujet n’est pas évident, on le sait bien, même parce que quand on est devant une source aussi riche de possibilités – la réalité présente et passée – il faut toujours y faire attention. Évidemment on trouve dans des divers champs, comme par exemple, dans la Philosophie du Droit, la forte influence exercée par la pensée scientifíque, qui est née à la fin du XIX siècle avec le Positivisme et que s’est développée pendant le XX siècle sous l’influence aussi de la Théorie de la Relativité de Einstein.
Le Positivisme Juridique ainsi que le Relativisme Axiologique soutenus par Kelsen[3] avaient por but la victoire de la science, cella veut dire, de la démocratie sur la politique et la philosophie absolutistes. Ces idées, qui sont répandues dans le monde entier, étaient appuyées essentiellement sur deux arguments fondamentaux: 1. Le relativisme du concept de justice qui oblige que la norme juridique soit jugé en sa valeur d’après une autre norme hiérarchiquement supérieure, cela pour éviter que des faits “arbitraires” – les idéologies – puiisent servir comme référence de valeur ; 2. La démocratie et le pluralisme – le respect des minorités – en tant qu'une alternative aux systèmes totalitaires basés sur la raison d’ État – le bolchevisme et le fascisme, par exemple.
Malheureusement les raisonnements de Kelsen ont été assez bien répandus, mais pas tout-à-fait absorbés puisqu'on trouve encore des gouvernements totalitaires. Si nous n’avons aucune remarque à faire sur ses conclusions, il convient de revoir, pourtant, s’il a eu raison ou pas d’affirmer la relativité du concept de justice. Relativité qui avait été déjà soutenue par les sophistes.
Charité, justice légale et justice particulière.
Nous connaissons fort bien les efforts soutenus pour Platon pour dépasser le relativisme de ses interlocuteurs quand’il proposait l’analyse de la justice comme vertu suprême pouvant être acquise - par la bonne éducation - aussi bien par le patriarche que par le bon gardien de la cité. D’autre part nous savons que les conclusions sur la justice qu’on trouve dans le Traité de Justice[4] de Saint Thomas d’Aquin ont été possibles grâce à la traduction – tardive – de l’Éthique à Nicomaque[5], sans mépriser aucune des réflexions y rajoutée par le génie du frére dominicain.
Outre les siècles qui les séparent, il y a eu, entre la justice analysée par Aristote et sa relecture faite par Saint Thomas, un événement auquel la génération de la technique a pris l’habitude de tourner le dos: la naissance de Jésus Christ, sa vie, sa mort et sa résurrection.
Il est assez difficile de préciser le moment historique après lequel on a laissé de côté les profondes modifications introduites pour l’ Evangile. En fait, mépriser la “bonne nouvelle” dans des recherches historiques, c’est une naïveté compréhensible si l’on considere les historiens d’auparavant, principalement si l’on est parmis ceux qui ont subi l’influence extreme du Positivisme . Aujourd'hui, cependant, le fait de l’ignorer va au-dela de toute fidélité intellectuelle qu’on peut exiger de ceux qui veulent apporter des nouvaux points de vue d’après la recherche du passé.
L'étudier des questions 58 et 59 de la Somme Théologique (II-II) de Saint Thomas d’Aquin[6] configure un exemple de cette réalité. Si l’on constate une parfaite similitude entre les articles de la question 58 et la partie correspondente de l’ Éthique à Nicomaque[7] - justice commutative, distributive et réciproque- par rapport à ceux qui concernent la question 59 on est obligé de s’ arrêter sur l’article 4: L’injustice est-elle, par son genre, peché mortel?
Cela parce que on ne parle de péché qu’après le christianisme. Néanmoins, c’est ce qui importe de détacher, ici, ce n’est pas – ainsi que le voudraient les plus pressés - la punition apportée par le péché, mais son influence sur la formation morale, plus spécifiquement, ses reflets sur la volonté. Le passage en lequel Saint Thomas répond cette question est:
“Le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, laquelle fait vivre l’âme. Or, tout dommage causé à autrui s’oppose par soi à la charité, qui nous pousse à vouloir le bien d’ autrui. C’est pourquoi l'injustice, qui consiste toujours dans un dommage causé à autrui, constitue, par son genre, un péché mortel.”
Il y a encore un autre article, le 12 – La justice est-elle la plus grande des vertus morales? - dont il faut souligner la partie dans laquelle Saint Thomas répète la phrase sur la justice créée par Aristote:
“La plus éclatante des vertus paraît être la justice, et ni l’étoile du soir, ni celle du matin ne sont aussi admirables”
Pour expliquer la raison de avoir placée si haut la justice, Saint Thomas commence par établir d’abord les différences entre justice légale, dont le bien commun est l’objet principal, et la justice particulière. Par rapport à la justice legale il remarque:
“Qu’elle dépasse en valeur toutes les vertus morales, du fait que le bien commun l’emporte sur le bien particulier d'un individu.”
La justice particulière, par son tour, dépasse en excellence les autres vertus morales – la tempérance et la force - pour deux raisons:
“La première, prise du côté du sujet, est que la justice a son siège dans la partie la plus noble de l’âme, c’est-à-dire l’appétit rationnel ou la volonté, alors que les autres vertus morales ont pour siège l’appétit sensible et pour matière les passions qui s’y rapportent, lesquelles sont la matière des autres vertus morales. La seconde raison se prend du côté du sujet. Car les vertus morales autres que la justice sont louées seulement à cause du bien qu’elles réalisent dans l’homme vertueux, tandis que la justice est louée en outre pour le bien que l’homme vertueux réalise dans ses rapports avec autrui, de telle sorte qu’elle est d’une certaine manière le bien d’autrui.”[8]
Justice particulière et charité
La charité – mentionnée tout à l'heure -, c’est une des trois vertus théologales. Or, la charité nous pousse à vouloir le bien d’autrui et pour cela, elle s’approche de la justice legale ainsi que de la justice particulière. Mais, selon Aristote, tout acte de vertu pressupose trois conditions: 1. que son auteur sache ce qu’il fait, 2. qu’il le fasse par un choix réfléchi et pour la fin requise, 3. qu’il agisse avec constance. D'après ces conditions Saint Thomas nous propose comme définition de justice – générale:
l’habitus par lequel on donne, d’une perpétuelle et constante volonté, à chacun son droit.
De tout ce qui a été dit jusqu’ ici , il est possible d'établir les bases d’une première comparaison entre la justice particulière et la charité: la première implique la volonté (constante et perpétuelle) de “respecter” le droit de chacun tandis que la deuxième, représente la volonté - aussi constante et perpétuelle – de “promouvoir” le bien d’autrui.
Donc, il y a entre la justice particulière et la charité une similitude et une différence. La similitude consiste du fait que tous les deux font référence à l’autrui. Mais, la difference touche la motivation: la charité pousse à “promouvoir” le bien d’ autrui, ce que démontre son caractère spontané – action - vis-à-vis de la justice particulière dont le trace principal c’est le devoir de respecter - inaction.
De toute façon, outre cette différence, on trouve un autre aspect fondamental: tantôt la justice particulière tantôt la charité envisagent un “autrui” qui, en dernière analyse, “existe” pour nous , c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un inconnu – le sujet de la loi -, bien au contraire; c’est quelqu'un envers qui il faut prendre une décision: l'aider ou le respecter.
"Respecter son droit" est très ample: droit à vivre, à être libre , à jouir des proprietès, etc. Là, vraiment, on pourait souligner l’injustice – volontaire – comme quelque chose de négatif, comme un “vice”- la mauvaise habitude – qui détruit la charité, qui empêche de vivre l’âme.
On ne respecte pas le droit d’autrui à vivre, en général, dans plusiers circonstances: en cas de guerre, le meurtre motivé par le désir de vengeance, pour voler, pour se défendre, etc. La première, ainsi que la dernière, sont des circonstances reconnues aussi bien par le Droit des États que par les Traités de Droit International.
Sans aller trop loin, on peut dire qu’il y aura des situations devant lesquelles, du coté du Droit, la manque de respect sera même obligatoire: on emprisonne le condamné, on enlève la propriété du débiteur, etc., ce sont les punitions autorisés par le Droit – par la société civile. Kelsen, par ailleurs[9], a très bien remarqué que l’ordre juridique, prévient les délits en supprimant les mêmes droits qu’elle défend: la vie, la liberté et la propriété.
Mais, en revenant à la possibilité qu’on a de respecter le droit d’autrui ou de l’aider, nous nous trouvons encore devant d’autres questions: le prochain sera-t-il “respecté” par sa dignité d’être humain, conformément aux Constituitions des États de Droits, ou sera-t-il “aidé” à cause de notre compassion?
Disons que, arrivés à cette étape il n’y a d’autre chose à faire que conclure l’analyse de la comparaison proposée au dessus. Les conclusions, cependant, portent toujours de malentendus. Surtout quand on est appellé à choisir entre la justice divine et la justice des hommes, c’est –à-dire, entre la justice particulière et la charité.
La justice des hommes les invite, au moins, à “respecter” son prochain; la charité, la dépasse parce qu’elle nous pousse à vouloir le bien d’autrui et à le “promouvoir”.
En approchant toutes les deux de l’organisation juridique, on remarque que la justice particulière, malgré sa protection par le Droit, demeure inefficace. Inefficace parce que devant les inégalités – de toute espèce- il faut agir; et agir ce n’est pas simplement respecter – non tuer, non voler - les droits d’autrui. C’est plutôt “aider” le prochain, l’aider à devenir un égal, pas abstraitement mais concrètement. Peut être que ce prochain justement en sentant qu’on veut son bien, passera, lui même, à respecter et à aider les autres et ainsi, donc, il aura, lui aussi, une âme vivante.
Cette capacité transformatrice de la charité fut demontrée de façon géniale par Victor Hugo[10] dans son oeuvre Les Misérables.
Jean Valjean, après dix-neuf ans, venait d’être libre. Il arriva à la maison de l’évêque, affamé et fatigué du percours de quatre jours sans dormir car personne ne voulait l’abriter, malgré tous ses efforts et même quelque mensonge. L’evêque se tourna vers l'homme:
“Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l’on fera votre lit, pendant que vous souperez.”
Ici, l'homme comprit tout à fait. L'éxpression de son visage jusqu’alors sombre et dure s’empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou:
“Vrai? Quoi? Vous me gardez? Vous ne me chassez pas? Un forçat! Vous m’appelez monsieur ! Vous ne me tutoyez pas ! Va-t’en, chien! qu’ on me dit toujours.
Malgré toute cette gentillesse, sans compter le lit avec des matelas et des draps blancs, qu’ ont été offerts par l’ évêque, il y avait encore .... les six couverts d’argent...
“Usage de la maison, quand M. L’évêque avait quelqu’un à souper. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte d’enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui élevait la pauvrété jusqu’à la dignité.”
Jean Valjean n’a pu résister à la tentation de voler l’ argenterie, lui dont le point de départ du désastre de sa destinée avait été le vol d’un pain. Rattrapé par les gendarmes en pleine fuite, il est ramené chez l’évêque:
Ah! Vous voilà! S’écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aisé de vous voir. Eh bien, mais! Je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Porquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts? “
Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre.
Après que les gendarmes se sont rétirés...
“L'évêque s’aprroche de lui, et lui dit à voix basse:
“N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme.”
Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. Il reprit avec sollennité:
“Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu.
Pour la première fois dans toute sa vie, Jean Valjean, l’enfant que se couchait par terre auprès des chiens pour se rechauffer ; le petit orphelin qui a volé par faim et dont la récompense fut le mépris d’une société frivole, a eu son âme miraculeusement sauvée.
Il ne faut pas terminer l’histoire puisque nous la conaissons fort bien: beaucoup d’autres âmes ont été sauvées par Jean Valjean après cet événement miraculeux.
Pourtant, on ne peut pas terminer sans faire une référence à une autre différence également importante établie par Saint Thomas entre agere et facere.
Jean Lauand[11] nous l’expose très bien:
“L’ action est relationée avec l’ intérieur du sujet tandis que “faire” se rapporte à la dimension extérieure de l’operation (Eth. 6,3,10). L’ importance de cette différence devient évidente si l’on suit l’analyse faite par Thomas. Il dit: “Quand, pourtant, il s’agit de la morale, l'action humaine est vue comme ce qui affecte la totalité de l’être et non pas une particularité.
La charité, vue sous ce point, rajoute agere et facere puisqu’elle respecte consciemment le droit d’autrui - agere - et, en outre, elle prend les mesures nécessaires pour que son âme devienne vivante – facere.
A la fin, on doit reconnaître que l’identification faite par Aristote entre justice et égalité a changé énormément le cours de l’ histoire du fait qu’elle nous a permis de regarder le prochain comme un égal, c’est à dire, une personne qu'il faut respecter.
Néanmoins, la charité nous invite à le regarder comme être humain qui, partageant avec nous les mêmes faiblesses, est encore “en route”.
[1] Selon le regard perspicace d'Edith Deleage, professeur de Philosophie à Paris VII, pendant une conférence pour le Doctorat en Agronomie de la Universidade Federal do Paraná – Brasil.
[2] Heidegger a critiqué d’avantage ces idées de Descartes surtout celle de l’utilité du progrès apporté par la science.
[3] Kelsen, Hans Qué es Justicia? Edición y traducción de Albert Calsamiglia, Editorial Ariel, Barcelona-Caracas-México.
[4] Thomas d'Aquin, Somme Théologique, tome 3, second volume de la deuxième Partie, Introduction et notes par Antonin-Marcel Henry , Les Éditions du Cerf, 1985
[5] Oeuvre classique d’Aristote dans laquelle il a dédié un long chapitre – le V – pour analyser la justice en tant que vertu générale et speciale. Sur la période de sa traduction, voir Josef Pieper Filosofía Medieval y Mundo Moderno, Ediciones Rialp, Madrid,1979
[6] Oeuvre citée, p.383-397.
[7] Chapitre V de l’oeuvre citée.
[8] Oeuvre citée p. 393
[9] Hans Kelsen, oeuvre citée.
[10] Hugo, Victor Les Misérables, Fantine, première partie, Librairie Hachette , 1875, Paris
[11] Jean Lauand, “Um Exercício Pedagógico Medieval: o Jogo das Diferenças “in Educação & Cultura – I: Idade Média Textos e Estudos, S.Paulo, DLO-FFLCHUSP/EDIX, 1996.